Chaque chose en son temps et les moutons seront bien gardés, voilà ce que me disait mon père, fameux couillon canadien. À l’époque, jadis, il vivait sur un navire déglingué, aménagé sans art, dépouillé, moribond et puant, du genre grosse poubelle maritime. Ce navire avançait tranquillement, on le voyait venir de loin, avec ce flegme mortel, cette agonie turlupine, ses hauts et ses bas, suivant la houle. Mon père travaillait aux chaudières, avec Pierrot, un petit pirate chauve et malodorant, très mal embouché, de plus. On racontait qu’il était le fruit d’une union bestiale entre une chèvre et un dindon, mais personne n’avait jamais su. Un jour, on avait demandé à Pierrot. Il avait craché par terre en grognant. Alors, Paul, un gueux martiniquais, avait annoncé la soupe et tous s’en allèrent aux cuisines pour jouer aux dés, en attendant. Mais Pierrot le petit pirate chauve était resté où il était, avec mon père, qu’il appelait Gros Louis, mais qu’il prononçait effectivement «grolui». Il crachait comme un vietnamien en vacance à Cuba, après avoir passé la nuit à fumer des cigares. Les voyageurs sont comme ça, ils veulent se dépayser le plus possible; et les orientaux, ils ne mangent que des herbes et des cochonneries de même, disait Pierrot. Mon père, durant ce temps, allait dans sa cabine se masturber avec des revues pornos. Lorsqu’il revint, Pierrot discourait toujours et mon père se tint là, à côté, et l’écouta silencieusement. Pierrot disait des choses incompréhensibles, la plupart du temps, une sorte de charabia sans queue ni tête qu’il prétendait de source sûre. Personne ne l’avait jamais cru ni même compris, parce que Pierrot parlait très mal, et, en mer, même si on imagine le contraire, il y a beaucoup de bruit. Gros Louis, en son cervelet, avait conçu que l'équipage courait à la catastrophe, il imaginait que tout allait chez le diable, que le bateau se décomposait, etc. Il suait comme un porc et avait une de ses fréquentes crises d'angoisse. «Tout sonne la ferraille, on dirait que le bateau se tort et qu’il va fendre, Pierrot. Ne trouves-tu pas que la chaudière surchauffe, Pierrot. O Pierrot, nous allons mourir.» Mais Pierrot n’entendait rien. Il avait les oreilles crasseuses et il se tenait près des moteurs, dans la cale noire. On entendait les autres gueuler comme des cinglés leurs mots d’esprit, à table, en haut des escaliers de fer dépeints. L’esprit des gens de cette sorte est différent de celui des autres gens d’une autre sorte. Ils aiment bien extrapoler avec des matériaux recyclés. Ils entendent des choses, pas toujours très édifiantes ou intéressantes, et ils s’en servent pour analyser et commenter les sujets du jour, comme cette journée-là où le sujet s’était arrêté sur la puanteur de la grande calis de gueule à Fernand, dit le polichinelle indien. Certains soutenaient que son odeur provenait en fait de sa barbe abondante où avait pu fermenter toutes sortes de condiments, condiments qu’on énumérait, tentant de ne pas en oublier un depuis le dernier départ. «Ça sent les oignons et la moutarde. Ça sent comme ma tante qui ne se lavait jamais.» Le gros Fernand, dit le polichinelle indien, sortit en pleurant et descendit rejoindre mon père et Pierrot, le petit pirate chauve. Mon père disait, toujours paniqué : «c’est humide Pierrot, c’est trop humide; ma parole, la coque doit être brisée et nous coulons; Nous COULONS!» Ce à quoi rétorqua Pierrot : «grolui depa te de rt grgrgrg?» et il cracha. Le gros Fernand pleurait comme un veau, tout recroquevillé sur lui-même, comme un gros enculé. Mon père monta sur le pont et gueula : «nous coulons! nous coulons!» À la table, on parlait du gros Fernand qui puait comme tous les diables et on se moquait de son gros postérieur, qu’on avait vu fort poilu, aux douches. Cela blessa profondément le gros Fernand, dit le polichinelle indien, qui entendit la chose de la cale; aussi il quitta Pierrot le petit pirate chauve et alla se jeter à la mer, sur le pont, juste à côté d'où se tenait Gros Louis, mon père, espérant que ce dernier le retienne de commettre l’irréparable. Ce ne fut pas le cas. «Voyez, plus d’oiseaux, plus d’espoir, nous allons périr; Tout est fini! FINI! Déjà je vois les cheminées rougir, elles sont rouges! ROUGES! C’est la fin; Au secours! Aidez-nous!» Le Gros Louis courait comme un taré de long en large, tout en sueurs. Les autres connards, les marins qui dinaient, ne l’écoutaient plus. Tous les soirs c’était la même chose. On voulait le débarquer au prochain port. Et maintenant que le polichinelle indien n’était plus, on se mettrait sûrement sur le cas du Gros Louis. On entendit roter bruyamment. On riait. On parlait de Nana, la pute ivrogne qui n’avait plus de dents. Elle aurait été une fameuse cochonne. Pierrot le petit pirate chauve se racontait à lui-même comment il avait perdu son chapeau sur la mer des caraïbes, lors d’une journée de grand vent : «hegvioa hfpq fgoqeygyir», dit-il en gémissant. Le Gros Louis finit par redescendre rejoindre Pierrot. «C’était une fausse alerte, tout va bien… Du reste, je n’ai pas peur; je m’en tabarnak; je resterai ici, même si le bateau coule; cette bande de couillons se noiera, c’est pas mon problème, Pierrot, m’entends-tu? J’ai essayé de les avertir.» Pierrot répondit, en se brassant les couilles : «yerwoy ieyowr grolui»; et il continua à discuter avec lui-même sur un sujet inconnu. Le Gros Louis alla s’ouvrir une bouteille de gros gin et il avala le contenu avec une rapidité surprenante. Il allait s’endormir lorsqu’il vit Pierrot, le petit pirate chauve, se lever pour chanter l’Ave Maria de Schubert. Le Gros Louis ne connaissait pas cette chanson, mais il fut surpris d’entendre Pierrot crier en latin. Qui d’autre n’aurait pas été surpris? Mais, qu’est-ce qui te prend? «Qu’est-ce que tu fous?» Pierrot continuait à chanter, le regard au loin. Aux cuisines on avait cessé de gueuler; on écoutait aussi ce chant étrange et on se demandait d’où il pouvait provenir. Moi je dis que c’est cette grosse cochonne pas de dents qui chante dans une cabine; cette salope est tellement chaude qu’elle doit s’être embarquée comme passager clandestin juste pour se faire mettre. Moi je dis que c’est le vent qui sille dans les mâts. J’ai entendu un gars qui racontait la même chose au sujet des mâts et c’était un connard. Tu veux dire Ti Jean Lépine. Non gros épais. Burp. Jte parle de Bertrand la Poche. Mais voyons donc, t’sais ben qui dit n’importe quoi, lui. Ta gueule gros innocent. Mon t’en faire un gros innocent, espèce de sac à marde. Essaye donc pour voir. Burp. J’va t’en crisser une, mon tabarnak. Essaye donc, gros cave. M’a t’en faire un gros cave. Fais moé s’en donc un, voir. M’a t’en faire un. Burp. Fermez donc vos gueules, gang d’épais. Tu vois ben que c’est lui qui charche le trouble. Bah c’est ça, c’est moé, tsé. Avec ta maudite face, mon calvaire. Aye. Pierrot s’était tu, le calme revenait. Le Gros Louis regardait toujours Pierrot le petit pirate chauve, sans bouger. Pierrot, qu’est-ce que tu fais. Fuiuwey vfiau uirehq grolui, dit Pierrot. Écoute Pierrot, comment je te dirais ben ça… Soudain, Pierrot recommença à chanter. Le Gros Louis regarda la fournaise, il crut un moment qu’il y avait le feu et que tout le monde allait mourir, mais il se ravisa et se coucha sur le dos, sans bouger. À la cuisine, on en vint à croire qu’il s’agissait d’une sirène sifflant ses envoutements sous les allures d’une chanson. J’ai connu un gars qui connaissait le latin, c’est la langue des affaires magiques, cette langue-là. Vas-tu fermer ta grand gueule? Connais ça plus que toé, sais-tu toé c’est quoi le latin. Burp. Toé pis tes astis chirènes, la semaine passée tu nous cassais les oreilles ake ça. Ouin. Il nous casse toujours les oreilles, ce maudit moron là. Ouin. Bah, faites qu’est-ce que vous voulez, mais moi je crisse mon camp d’icite avant de me faire ensorceler par c’t’affaire là. T’es pas sérieux? Tu vas voir si je suis sérieux. Alors le marin se lève lentement, regarde tous ses compagnons et se lave la bouche avec sa serviette, qu’il redépose tout doucement. Regarde moé ça. Maudit qui est innocent. Le marin sort et va découvrir un canot de sauvetage. Les autres montent sur le pont. Où c’est que tu vas aller, osti de cave? Il veut juste nous impressionner. Il ne partira pas. Le marin embarque dans le canot et tourne la manivelle qui fait descendre celui-ci, sans porter attention à ses compagnons. Osti qu’il est cave, ce gars là. Je vous l’avais dit que c’était un gros plein de marde. Le marin est à la mer, dans son canot, et s’éloigne en ramant sans précipitation. Les autres marins se regardent; les plus proches des canots commencent à les découvrir furtivement. Sans qu’un mot ne soit échangé, ils se mettent tous à descendre les canots frénétiquement, au terme d’une sorte de crescendo d’activités. Tous sont maintenant partis, sauf Pierrot le petit pirate chauve et le Gros Louis, qui dormait, à ce moment, au fond de la cale. Pierrot cessa de chanter et mit un grand coup de pied au Gros Louis, qui bava par terre un long filet, avant de se mettre à dégueuler comme un porc sur lui-même. Pierrot dit : eghqoiu qgriop balbyr grolui. C’est ainsi que mon père, le Gros Louis, rencontra Pierrot le petit pirate chauve et qu’il put en conserver un souvenir persistant.
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