Fabrication de textes

samedi 6 août 2011

Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly


Fiction I : Temps et espace du récit

Trois des Diaboliques se passent à Valognes, une à Evreux et deux à Paris[2]. Ces lieux sont sujets à caution, puisque l’œuvre met en scène des récits enchâssés qui sont contés en ces lieux mais qui se déroulent ailleurs. Les lieux correspondent à ceux de l’histoire racontée. 

Le cadre habituel est celui d’une convention subsistante, mais déphasée, dans un univers dégénéré. Ce sont les mœurs aristocratiques du XVIIIe siècle qui unissent une société en retrait, dans un environnement extérieur post-révolutionnaire. Dans sa correspondance avec Trébutien, le confident de l’auteur des Diaboliques, Barbey déclare que son projet de recueil, Ricochets de conversation, aura deux ou trois nouvelles dont les personnages sont réels et connus des gens de Paris, en 1850 (G. p. LXXXI). Dans ce cas, il ne pourrait s’agir que du Plus bel amour de Don Juan, ou de la Vengeance d’une femme, mais, malgré les prétentions à la véridicité historique des Diaboliques que Barbey affecte, les deux préfaciers en doutent : « On peut bien retrouver tel détail, tel fait parfaitement historique, dont Barbey s’est servi, mais du moment même où l’on croit découvrir la ‘source’ du livre, on doit reconnaître que la piste était fausse. Il a écrit ses œuvres sur des souvenirs, personnels ou rapportés, transformés et embellis » (P. p. XXIV)[3]. L’église qui se trouve au début du Dîner d’athées serait celle de Valognes, que Barbey a longtemps observée lors de son séjour dans cette ville en 1864 (G. p. LXXXII). Le cousin de Barbey, Edelestand du Méril, s’est indigné de reconnaître dans Le dessous de cartes d’une partie de whist une personne dont il fut amoureux dans sa prime jeunesse : Mme Poerier de Franqueville (G. p. LXXXIX). L’auteur s’explique, en 1853, sur l’exactitude des faits et l’identité des personnes dans cette nouvelle : « J’ai pu deviner des sentiments, et sur ces sentiments j’ai plaqué des situations. Toutes mes situations sont inventées. Tous les faits aussi, excepté le cadavre dans la jardinière, qui est un fait dont j’ai été le témoin, et qui appartient à la vie d’une autre femme que Mme D… la soi-disant amie d’Edelestand» (G. p. XC). Le doute plane mais les matériaux sont d’une provenance certaine : Valognes et le passé de l’auteur, c’est-à-dire Valognes entre 1808 et 1850, dans le cas de cette nouvelle. L’épisode du lancement du cœur d’enfant dans A un dîner d’athées serait aussi historique et aurait été commis par les époux Demidoff (G. p. XC). Concernant Le plus bel amour de Don Juan, l’œuvre mettrait en scène Mme de Maistre et sa fille, dont Barbey fréquentât le salon. La fille de Mme de Maistre, Valentine, décéda en 1862, à l’âge de trente ans, cinq ans avant la publication de la nouvelle. Notons également que Barbey se croyait aimé de la mère et qu’il s’imaginait bien des choses, à tort selon Bornecque, sur l’ascendant qu’il pouvait avoir sur les femmes de ce salon (G. p. XCIV). De son côté, jacques Petit semble croire à la possibilité d’une relation entre Mme de Maistre et Barbey (P. p. XIV). Selon Arnal de Serres, plusieurs personnes dans les Diaboliques ont une existence historique et auraient fréquenté le salon de Mme de Maistre : « Son livre [les Diaboliques] est, à ce qu’il paraît, très curieux et plusieurs personnes de ma connaissance y jouent un rôle […]. 1877 : Madame de Maistre avait été furieuse de la publication de ses Diaboliques… et lui avait écrit avant de mourir une forte lettre de sottises» (G. p. XCIV). En ce qui concerne le Bonheur dans le crime, l’épisode de la panthère serait réellement advenu à l’ami de l’auteur, le vicomte d’Yzarn Freyssinet, comme il le confie à Trébutien (G. p. CXIV). Pour finir, on dit souvent que Barbey d’Aurevilly est à cheval entre le réalisme et le symbolisme; aussi, derrière le voile du lieu et des faits, l’auteur des Diaboliques parvient, dès 1850, «a enfin trouver le cadre qui convenait aux passions étranges et désespérées qu’il peignait depuis vingt ans, plus qu’un cadre, une atmosphère à demi plongée dans le fantastique; ce fantastique n’est point construit, mais vécu par les personnages, révèle le monde surnaturel, et constitue, selon le mot d’un critique, comme la ‘quatrième dimension du réel’» (P. p. XX). Temps et espace dans cette œuvre sont difficiles à circonscrire.

Fiction II : idéologie

On note un changement continu dans l’œuvre de Barbey, une progression qui semble épouser les convictions changeantes de l’auteur. Les positions idéologiques qu’épouse l’écrivain sont fermes, mais souvent paradoxales. L’homme se découvre chrétien, attiré par les corruptions du XVIIIe siècle, spirituel et impassible comme un dandy, passionné comme un héros de Byron, mondain qui aime les milieux paysans, ruraux (P. p. XV). L’image du catholique militant, intransigeant comme s’il se trouvait au cœur de l’Ancien régime, qui parallèlement écrit des romans aussi licencieux que pouvaient l’être les siens à son époque est évocatrice. Même si Barbey ne fut pas pratiquant toute sa vie, ses romans furent toujours chrétiens, selon Petit (P. p. XVI). Son univers est tragique, parce que dominé par la faute originelle (P. p. XXXII). Léon Bloy, qui fut son secrétaire, décrit cette « vision tragique de l’homme» par la présence souveraine «des passions étranges et déréglées» (P. p. XIII) qui sont le noyau de l’œuvre aurevillienne. Un  bref survol du corpus généré par notre auteur nous renseignera sur l’émergence de cette idéologie qui teinte son contenu. À l’époque du Cachet d’onyx, le héros se veut un esprit fort, cynique et rationaliste. Il condamne alors l’«optimisme» de Rousseau au nom du péché originel; il découvre «l’enfer de la passion» dans des «instincts de bonheur que la passion développe et qui restent en nous furibonds jusqu’à l’heure de l’agonie», il se défend également d’être romantique (P. p. X). De fait, les premiers héros, au sens classique du terme (par opposition au sens que lui attribue le scénario de l’aventure), de ses romans ne sont guère impressionnables et correspondent tout à fait aux idées avancées par Barbey; ils ont un pouvoir sur leur univers et s’y meuvent avec aisance, ce sont des criminels qui ont bonne conscience, des héros au sens du scénario de l’aventure. Vient ensuite Léa, où la passion l’emporte et où l’amour tue. Cette œuvre pose les bases des récits futurs : les obsessions aurevilliennes y apparaissent, - l’inceste et l’amour impossible, - l’absence d’optimisme ou de rédemption y flotte déjà (P. p. XI). Germaine, qui deviendra en 1883 Ce qui ne meurt pas, est le théâtre d’un double inceste mère-fille, où le héros, victime d’une passion exacerbée, sombre dans la folie. Dans sa préface, Barbey condamne Walter Scott, parce qu’il accorde trop d’importance à la réalité extérieure de la vie, et proclame la supériorité du roman psychologique sur le roman historique (P. p. XII). Un satanisme se présente dès le début, il aurait deux sources : Byron et Maistre. Il connaitra le dernier assez tôt, indirectement d’abord, par son éducation austère et son milieu marqué par l’influence du jansénisme (P. p. XXIX).  Ceci explique peut-être le pessimisme fondamental de l’œuvre. Ce qui attire dans la figure de Satan, ce n’est pas le rachat ou l’espoir d’une conciliation, mais, au contraire, son «impénitence sublime» (P. p. XXXI). On le voit, Satan constitue l’archétype du héros transgresseur, des diaboliques qui commettent leurs atrocités sans sourciller, altières, souveraines et magnifiques dans la perdition; c’est aussi le cas des premiers héros masculins dans l’œuvre, comme Marmor de Karkoël, des dandys, lesquels progresseront de plus en plus vers l’inadaptation dans la chute fatale et ses suites, l’inceste et le parricide qui accompagnent souvent cette descente. Maistre, qu’il lu en 1836, le marque aussitôt et d’une manière durable; il fut pour lui «le métaphysicien de cet univers satanique dont Byron est le poète, l’univers du mal et du péché» (P. p. XXXII). Selon le préfacier de l’édition de la Pléiade, il n’y aurait pas de héros innocent dans cette œuvre magistrale, ils porteraient tous le sceau de la fatalité, la marque de la damnation, comme les héros de Byron (P. p. XXXIII). Ce qui ne nous étonne pas, puisque cet univers est tout entier tourné vers un amour interdit et qu’on ne peut échapper à son ascendant, sauf dans un renoncement qui, dans ce cadre, prend une ampleur tragique. Ce qui demeure difficilement explicable chez les personnages de Barbey, c’est leur endurcissement. L’amour est fatal, la damnation l’est tout autant, damnation de l’âme tourmentée par le crime, damnation de l’âme privée du seul véritable bien, l’aimée. Il n’y a pas de réparation, car elle supposerait «l’efficacité de l’amour, et dans l’univers aurevillien, l’amour est impossible; ou plutôt, […], l’effort de l’amour pour rompre la solitude de l’homme n’aboutit jamais» (P. p. XXXIV). Il faut dire que cette assertion, celle de la dernière citation, est fausse dans le cas, unique, du Bonheur dans le crime. Tout cela semble parfaitement orthodoxe au lecteur de Totem et tabou, puisqu’en destituant le père, le socius se dégrade et que la jouissance qu’amène l’inceste ne peut durer. Peut-être la pulsion de mort sous la jouissance, puisqu’elle a l’occasion de se subsister de manière prolongée dans les Diaboliques, pourrait expliquer la magie de cet enfer sans ciel et «un sentiment, plus profond que toutes les influences littéraires, d’un péché et de la damnation» (P. p. XXXIII), le totemisme étant la plus vieille religion du monde. 

Rédaction I : Temps, espace et idéologie

La première des Diaboliques, le Dessous de cartes d’une partie de whist, fut refusée par la Revue des Deux Mondes, en 1850. Le directeur de la revue, M. Buloz, affirmera : «Barbey a un talent d’enragé, mais je ne veux pas qu’il foute le feu dans ma boutique» (G. p. III). Cela montre toute la charge subversive que pouvait avoir ce texte, à cette époque. Une morale chrétienne doit être respectée dans sa version petite-bourgeoise. Barbey, quant à lui, se lie tôt avec les milieux catholiques, royalistes et ultramontains (P. p. XVII). Dès 1846, il prépare la fondation de la Société catholique et de la Revue du monde catholique, dont il sera le rédacteur en chef (P. p. XV). Son catholicisme est chevaleresque, peu porté sur le paraître, très noir; si noir que les querelles et les détails de morale qu’affichent les journaux deviennent futiles face aux implications du péché originel, duquel il a une conscience aiguë. Le IIe Empire sera à l’image de ce purisme en matière de morale, autoritaire, conservateur et prescriptif par ses nombreuses interventions. La nouvelle sera toutefois publiée dans la Mode, la même année. La plus grande partie de l’œuvre prendra place dans le Second Empire (1851-1871) : Une vieille maîtresse, en 1851; l’Ensorcelée, en 1852; le Chevalier Des Touches, en 1864; Un prêtre marié, en 1865, et les Diaboliques, en 1874. Mais Barbey récolte peu de succès avant ses Diaboliques, et, en 1862, un critique, Alcide Dusolier, dénonce ce qu’il appelle une «conspiration du désert» contre l’œuvre de notre auteur (G. p. IV). Un prêtre marié est un échec auprès du public et emmure davantage l’œuvre derrière l’incompréhension ou l’insinuation (G. p. V). Durant la période qui s’échelonne de 1866 à 1872, Barbey va consacrer son énergie «à créer, nourrir, armer ses chères Diaboliques» (G. p. V). Toutefois, si le romancier s’efface, il le fait derrière le critique, qui se livre à des chroniques littéraires ou théâtrales afin de survivre, avec toute la fougue qu’on lui reconnaît. L’activité critique de Barbey ne sera pas sans effet : «Il rentre dans l’ombre de son indépendance, impunément, croit-il, - alors que ces acides avertissements, ces querelles, ces exécutions raffinées alternant avec des louanges inattendues qui paraissent partisanes, désignent au contraire à mainte irritation un critique hargneux et cabochard appelé Barbey d’Aurevilly, tout en achevant de rejeter dans l’ombre l’ancien romancier de ce nom» (G. p. VI). En 1873, on annonce à Barbey la réimpression de l’Ensorcelée, chez Lemerre; l’acceptation des Diaboliques, chez dentu et la réimpression d’Un prêtre marié, chez M. Palmé. Mais concernant cette dernière œuvre, «[i]l semble que le vénérable éditeur de la Société générale de librairie catholique n’ait compris le titre singulier de l’ouvrage qu’il avait accepté» (G. p. IX). En effet, à cette époque, l’auteur des Diaboliques appartenait aux milieux royalistes et catholiques, bien qu’il ne fût jamais une image de l’orthodoxie et qu’il changeât d’orientation vers la fin de sa vie. Ainsi donc, l’affaire de cette réimpression se règle à l’amiable, des officieux et un émissaire de l’archevêché lui proposent un dédommagement s’il oublie son livre ou une mise en quarantaine s’il le vend. Barbey diffère de son autorité la vente jusqu’en 1878 (G. p. IX). Paradoxalement, il adresse son livre à une clientèle religieuse, puisqu’il agit comme un croisé dans ses critiques et qu’il a des ennemis. Il y a, en effet, une division dans les journaux et chez les intellectuels, lesquels s’attachent à un parti politique ou à une croyance religieuse. La division la plus nette est celle qui sépare royalistes et républicains, de même que celle qui se trouve entre le catholicisme et l’athéisme. Or, l’auteur catholique et royaliste, qu’est Barbey, fait en sorte que « [l]es Diaboliques vont s’afficher […] ‘en pleine effervescence des pélerinages propiatoires, des comités catholiques et royaux pour organiser l’ordre moral et régénérer la patrie.’ Que dans une pareille atmosphère ces diablesses à quatre puissent détoner, revêtir un caractère déplacé – voire choquant – aux yeux des autorités de cet ‘ordre moral’, […], voilà une idée qui n’effleure pas Barbey» (G. p. X). Dans une lettre qu’il adresse à É. Bouillet, on note que l’allégeance royaliste de Barbey était surtout due au caractère autoritaire de ce gouvernement, puisqu’il exalte le gouvernement autoritaire du second Empire.

Rédaction I : Temps, espace, idéologie

Le temps et l’espace qui entourent la rédaction des Diaboliques ne peuvent être considérés d’un point de vue strictement physique et matériel, évidemment, puisque l’environnement fait resurgir des souvenirs et se charge ainsi d’une autre signification. Les préfaciers étudiés le croient tous deux et s’interrogent sur le normandisme de Barbey; aussi, il importe de faire une mise au point sur ce qui entoure l’écriture des Diaboliques, en particulier. L’Empire décline vers la démocratie, à partir de 1866 (P. p. XXII), période de gestation des Diaboliques. La guerre est perdue et Barbey va se réfugier en Normandie, suite au siège, en 1871. Il termine son œuvre pendant son séjour à Valognes, ville de son adolescence, qui a pour lui le parfum de la sensualité qui enveloppe ses nouvelles (P. p. XXII). Depuis le Dessous de cartes d’une partie de whist, l’œuvre de Barbey tente de ressusciter le passé. Je citerai, à ce sujet, le préfacier de l’édition de la Pléiade : «’Les personnages et les gestes des personnages dans ces récits-là […] sont comme les pas et les gestes du temps en sa marche, ou comme les rites qui suscitent immanquablement le réveil des fantômes.’ La valeur du ‘normandisme’ de Barbey, de ces sujets, de ces paysages, de ce retour à l’enfance est dans cette dimension nouvelle de son œuvre romanesque» (P. p. XIX). Il y a retour à l’enfance dans le retour à Valognes, qui coïncide avec la mort du père et le règlement de sa succession, et dans la peinture de ce pays; il y a une tragédie amoureuse dans les Diaboliques, lorsqu’on parle du temps et de l’espace de la rédaction des Diaboliques, il est difficile d’oublier ce temps et cet espace où Barbey, enfant, se faisait dire qu’il était laid par sa mère, laquelle «mit trop longtemps à l’aimer» (G. p. LIII). L’auteur parlait lui-même de ce «somnambulisme très lucide» que des souvenirs d’enfance lui suffisaient à atteindre (P. p. XVIII). La Valognes de Barbey est un endroit où le changement s’opère difficilement, comme partout en province, et, après la Révolution, il devait y avoir un enfant, comme celui qui se trouve dans le Chevalier Des Touches, «qui vit, avec eux [les vieillards de l’Ancien régime], dans un monde où le passé est plus vrai que le présent» (P. p. XVIII). Quoiqu’il en soit, nous parlerons de cette enfance dans la section sur l’auteur, nous contentant ici de cette brève remarque destinée à être un fondement dans la lecture que nous ferrons, plus tard, de l’œuvre. On peut entrevoir l’idéologie de l’époque en présentant les discours critiques portant sur les Diaboliques, de part et d’autre de l’échiquier politique. L’édition critique de Bornecque en fait une histoire détaillée, mais je ne pourrai malheureusement pas utiliser tous les matériaux qui s’y trouvent, du aux contingences de ce travail, mais aussi à la pertinence de ce paramètre dans cette analyse. Notons d’abord que l’ouvrage fut poursuivi pour atteinte à la morale publique (G. p. XXIII), mais Barbey réussit à étouffer l’affaire en faisant à ses relations, des politiciens républicains et M. Houssaye. Tout est réglé au cours de l’année 1874-75, mais cela laisse l’auteur amer, tout en laissant voir l’embryon de la rupture future avec les milieux ultramontains. Après la saisie, fait amusant à noter, les exemplaires restants des Diaboliques connaissent un grand succès. Voici des discours critiques que je cite pour fin d’illustration d’un conservatisme ambiant :

Paris Journal, article du 3 décembre 1874, signé par H. Fournier :
Donc, et pour résumer notre opinion personnelle sur le livre les Diaboliques, admiration sans conteste et sans borne de l’œuvre au point de vue littéraire; au point de vue de l’idée générale et des tendances immorales de la donnée, condamnation complète et absolue. (G. p. XXIII)

Paris Journal :
L’auteur, «Verax, ne dissimule pas qu’il a ‘entrevu des horreurs’ dans le livre, mais il ajoute avec loyauté : ‘Il y aura toujours dans les livres de Barbey d’Aurevilly quelque chose de plus attrayant que l’immoralité : il y aura l’art infini qu’il sait y mettre, et, de loin en loin, quelques étincelles de génie.’ »  (G. p. XXIV)

Du côté opposé,
«le Charivari, principal moteur, et connu dans le parti républicain pour son caractère ‘facétieux’, s’était hypocritement ‘couvert de cendres pour crier à l’abomination de la désolation, après s’être tant de fois institué le champion de livres dangereux et pernicieux au premier chef, mais écrit par des républicains.’» (G. p. XXIV)

 Autrement dit, on pouvait s’attendre davantage à ce qu’un livre comme les Diaboliques soit écrit par un auteur républicain. La thèse de M. Bornecque est que la dénonciation de l’œuvre aux autorités aurait été faite du fruit de quelque machination, dont certaines femmes fréquentant le salon de Mme de Maistre auraient été à l’origine; ces femmes se seraient reconnues dans l’ouvrage. Barbey, lui, aurait cru et affirmé devant les Goncourt, qui le notèrent dans leur Journal, en date du 12 mai 1885, «que la poursuite a eu lieu à l’instigation de la duchesse de Mac-Mahon, de son petit cercle dévot, d’une de ses jeunes amies, dont il [Barbey] avait éreinté un livre» (G. p. XLIII). Pour en finir avec l’épisode du procès, je cite Bornecque, qui résume bien les rivalités politiques et idéologiques autour de l’auteur :
Que d’adversaires prévisibles, dans le cas de Barbey, se sont au contraire abstenus! Monarchistes indignés que cet ancien tenant de la monarchie fût passé avec éclat – et non sans quelque cynisme – à l’Empire autoritaire, parce qu’il était autoritaire; libres penseurs tout heureux de pouvoir faire payer ses cassantes attitudes à ce singulier champion de l’Empire et de l’Église militante; cagots embusqués derrière la ‘morale’, auxquels ce catholique sensualiste ne paraît pas bon teint; poètes injustement écorchés; ennemis patients qui auraient pu ramasser avec soin le bâton dont le polémiste les avait gratifiés un jour : l’occasion était bonne pour chacun, et si peu, relativement, l’ont saisie… (G. p. XXXV)

Suite à cette période de tribulation, Barbey conserve une grande amertume et n’écrit plus, jusqu’en 1880, où, après la publication des Bas-bleus, il rompt avec les milieux catholiques, d’abord, et royalistes, ensuite (P. p. XXIII). Libéré et solitaire, il reprend l’écriture de Germaine, qu’il avait repoussé pour immoralité et horreur, une histoire d’inceste et d’adultère. C’est dans ce climat, et presque simultanément, qu’il entreprend l’écriture de «la dernière des Diaboliques» : Une histoire sans nom. La dernière page écrite par Barbey d’Aurevilly est un récit d’amour incestueux : Une page d’histoire (P. p. XXIII).

Rédaction II : Histoire littéraire

Le 22 novembre 1874, M. de Lescure, dans la Presse, écrivait : «M. Jules Barbey d’Aurevilly est un poète, poète romantique, et qu’on pourrait appeler : le dernier des byroniens» (G. p. XIV). Et, en effet, la lecture de Byron sera déterminante dans son œuvre et dans sa vie, puisque l’homme se définira sans cesse par le biais des héros du poète anglais, ainsi que ses propres personnages, qui seront souvent à son image, ou tels qu’il se croit être, c’est-à-dire comme ces sublimes solitaires et vainqueurs que l’on trouve dans le Corsaire, Lara et Manfred (G. p. LVII). La découverte de Stendhal jouera aussi un rôle prépondérant dans l’œuvre du créateur des Diaboliques, qui s’inscrira dans sa postérité, comme en témoigne l’article qu’il lui consacra en 1856 (G. p. LXXVI). Le climat du second Empire obligeant, Barbey se cherchera des prédécesseurs anciens et intronisée depuis longtemps, des cautions, bien qu’ils aient aussi écrit des histoires licencieuses, En 1870, la première préface aux Diaboliques, en projet, fait mention de : Rabelais, Verville, Eutrapel, le Pogge, Straparole et de la Reine de Navarre, «afin de se préparer éventuellement des cautions, donc des paratonnerres» (G. p. CII). L’Heptaméron, qui présente les amours incestueuses d’un gentilhomme avec sa mère et sa fille, sera particulièrement évoqué, nous confrontant ainsi à une interprétation des Diaboliques qui tourne autour du schéma de l’inceste, de Totem et tabou. Bornecque inscrit Barbey dans la continuité de Stendhal et de Dumas, en ce qui a trait à la thématique de la femme dépravée et démoniaque. Il mentionne le comportement de la duchesse de Langeais, qui serait un des avatars des diaboliques, et affirme que :
Barbey n’ignore pas que Stendhal […] a écrit successivement l’histoire contemporaine de deux femmes qui subordonnent tout à l’amour […] qu’il a intimement mêlé avec un goût d’éternel certains traits de l’Italie du XVIe siècle aux mœurs pré-contemporaines, enfin qu’il a exalté résolument dans les Chroniques italiennes de sublimes et cruelles amoureuses […]. (G. p. CIII)

On reconnaît là une caractéristique de l’univers aurevillien, où les mœurs d’une aristocratie décadente d’autrefois subsistent dans un cercle restreint et marginal. Toujours sur la question du prototype des Diaboliques, Alexandre Dumas et ses Impressions de voyage sont invoqués. Le personnage féminin, dont il s’agit, posséderait toutes les caractéristiques des diaboliques, le dépouillement technique rapprocherait Dumas de la nouvelle aurevillienne, dans son art d’en dire volontairement trop peu. Voici les éléments qui constitueraient la psychologie satanique de la femme dans cette œuvre : «ses combinaisons minutieuses et implacables» et «son mépris souverain de tout ce qui n’est pas son amour» (G. p. CVII). Sur la nature surhumaine, on note que sa présence dans la littérature de l’époque était courante chez les grands et les petits romantiques, comme Petrus Borel ou même Musset. Les romantiques voient anges et des démons fréquemment, l’attirance pour le satanisme chez Barbey proviendrait de la lecture du Paradis perdu, de Milton; de Byron, bien entendu; de Thomas Moore, avec ses Amours des Anges; de l’Éloa, de Vigny. Le démon est perçu comme un révolté qu’ils admirent, parfois comme une victime injustement punie, dont ils espèrent et annoncent la rédemption ou le rétablissement (G. p. CXX). Enfin, Bornecque souligne l’influence marquée de Baudelaire, dans une analyse, qui demeure pour moi fort obscure, où il soutient que Barbey «découvre […] dans la métaphysique baudelairienne une logique apaisante et même exaltante applicable à son cas particulier» (G. p. CXXIV). J’ajoute cette identification, - toujours intéressante dans le cas de Barbey, qui est un acteur né et qui décrit dans ses livres des images de lui-même qu’il puise dans la littérature, - qui figure dans son Journal, à l’âge de trente ans, et qui utilise le personnage de Roland. Nous savons que dans une lecture psychanalytique, Roland se révolte contre le père et qu’il refuse son aide pour cette raison. Voilà donc la lecture de Barbey de la Chanson de Roland, et de lui-même, puisqu’il y a identification :
Comme Roland, nous ne sommes plus bientôt à ces vides échos qui nous raillent, nous nous préparons à mourir seuls : comme Roland, la rage d’être abandonnés ne nous fait pas fendre les rocs de nos épées, mais nous devenons rocs nous-mêmes en attendant que la mort nous ait broyés, sans nous rendre ni plus insensibles ni plus froids!... (G. p. CXVII)

Pour lui, Roland fut abandonné par Charlemagne; si l’on peut faire le parallèle, l’aristocrate Barbey fut abandonné par le Roi, et si la République est une femme, elle entraine on sait où despotiquement. Nous verrons que les Diaboliques constitue le point tournant d’une œuvre où le père est condamné, destitué, d’abord par l’action du fils, ensuite par celle conjointe du fils et de la mère, qui vivent un inceste possible, heureux, pour finalement faire place à un univers sans père, où le fils parvient de plus en plus difficilement à frayer dans le monde souterrain du crime et de l’amour incestueux, jusqu’à l’impossibilité totale dans Une histoire sans nom, «la dernière des Diabolique», selon l’auteur. Le Dessous de cartes d’une partie de whist, première des Diaboliques, écrite en 1850, présente un fils triomphant en la personne de Karkoël; le Bonheur dans le crime met en scène un héros hésitant, qui agit sous l’impulsion de la mère, réellement satanique et sans scrupule, qui est l’artisan véritable de la transgression. Cette nouvelle illustre un inceste réussi et persistant, une jouissance sans fin pour le fils et la mère, dans une union intime et sans faille. Le personnage mâle parvient à se mouvoir librement dans le cadre du parricide. Une histoire sans nom signe le renoncement tragique du fils et la solitude qui en naît, solitude qui, pour Jacques Petit, est bien pire que toutes les atrocités des Diaboliques (P. p. XXVII). Le préfacier de la Pléiade, outre celui de Stendhal et Byron, reconnaît l’apport important de Balzac à l’œuvre de Barbey, surtout dans l’utilisation du fantastique (P. p. XX). À son insu, par la grande quantité de lectures que son activité de critique l’amenait à abattre, Barbey fut influencé par la production de son époque. Jacques Petit voit la marque d’œuvres comme celles de  Georges Sand, Walter Scott et même de Champfleury (P. p. XXV). Mais les spectres de Byron et de Baudelaire s’étendent plus que tout autre sur les Diaboliques. Ce qui entoure le recueil le prépare et lui fait suite, aidant ainsi à mettre en évidence une signification, une interprétation, que nous tenterons de circonscrire plus loin. Dans le Cachet d’onyx et la Bague d’Annibal, il tire de Byron une ironie qui tente de masquer l’ascendant de la passion; dans Une vieille maîtresse, il partage la lecture qu’a faite Baudelaire de Byron et découvre : «la partie blasphématoire de la passion», ces «rayons splendides, éblouissants» projetés «sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain» (P. p. XXIX). Le couple obsédant de Satan et de l’Ange se trouvait déjà chez Vigny et chez le grand poète anglais (P. p. XXX).  Barbey d’Aurevilly eût aussi une postérité nombreuse dans l’histoire littéraire et fut un précurseur du symbolisme. Proust s’en réclamera comme un des pionniers de cette recherche du temps perdu qu’il avait entreprise : «pour Barbey, écrire était une tentative pour ressusciter par la ‘magie du style’ […] ce passé et déjà une recherche du temps perdu» (P. p. XIX). Jacques Petit abonde dans ce sens, lorsqu’il se penche sur le pouvoir évocatoire du ‘normandisme’ aurevillien, en même page.

Récit I : Genre du récit

Lors de la parution des Diaboliques, en 1874, M. Lescure, de la Presse, évoquait le mérite de cet auteur qui s’attaquait à un genre peu prisé : la nouvelle (G. p. XV). Bornecque établit un lien entre l’élégance dans la simplicité des moyens qu’affecte le dandy dans sa mise et l’attirance de Barbey pour la technique efficace et économique du genre, lequel serait en mesure de transposer le dépouillement et la rigueur à l’écriture (G. p. XCVII). Une autre tendance naturelle de l’auteur serait à la source de cette affinité pour la nouvelle, c’est la technique de narration du conteur, savoir-faire que Barbey a eu l’occasion de perfectionner dans les nombreuses causeries de salon dont il s’occupait avec autant de succès que de plaisir (G. p. XCVII). Son histoire, il la livre alors progressivement, sous un certain angle, - chose sur laquelle nous reviendrons, quand il sera question de l’analyse formelle faite par Jacques Petit, - les détours mènent au dévoilement de mystérieux événements. En 1855, l’auteur se félicite de réussir dans la forme brève, qu’il définit comme «crochetant l’attention et l’intérêt, comme des voleurs, armés de pinces, crochètent une porte et la jettent bas» (G. p. XCVIII). Il s’inclut alors dans cette grande chevalerie de hors-la-loi qu’il célèbre tout au long de son œuvre, à différents degrés, qui ont accès à ce qui est interdit ou cacher pour le reste de l’humanité (G. p. CX). Le pari serait un des éléments primordiaux  à la racine du génie des Diaboliques, selon Bornecque. Jacques Petit synthétise la singularité technique du recueil par la formule «l’enfer vu par un soupirail», qui renvoie à la restriction du point de vue du narrateur des nouvelles et au mouvement d’éclaircissement progressif de l’intrigue. L’univers aurevillien, au bout de ses mécanismes, laisse une panoplie de question sans réponse, comme l’existence pour la plupart des gens, par sa structure qui en dit volontairement trop peu. La trame narrative est souvent réduite aux lignes d’un fait divers. Bornecque exprime de cette façon la connivence symboliste de l’œuvre : «les choses et les êtres se constituent  de leurs abîmes presque autant que de leur relief» (G. p. CIX). L’analyse de Petit concerne surtout les caractéristiques formelles de l’œuvre et sa contribution au genre de la nouvelle. Sa formule synthétique de la technique aurevillienne souligne le dépouillement savant prôné par l’auteur, ainsi que la tendance de celui-ci à vouloir étonner jusqu’à susciter l’horreur. C’est dans cette optique que le préfacier de la Pléiade cite Barbey qui affirme : «Me trompé-je? Mais je me figure que l’Enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier» (P. p. IX). L’auteur procéderait selon une logique de l’accumulation, compilant les détails jusqu’à ce qu’il nomme la «cristallisation» du récit (P. p. XXIV). Cette quête de l’horrible vise à saisir le lecteur, elle est absolument centrale dans l’œuvre et constitue une véritable esthétique de l’étonnement, qui est en soi très moderne (P. p. XXXIV). Il aurait découvert sa manière en écrivant le Dessous de cartes d’une partie de whist (1850). Barbey explique sa technique en se basant sur le Réquisitionnaire de Balzac, qu’il considère comme un modèle. Sa nouvelle, tout entière construite sur l’inquiétude, la surprise, une ressemblance extraordinaire ou une coïncidence suggérée, prend racine dans l’art du conteur, qui consiste à tenir en haleine l’auditeur à l’aide de techniques semblables (G. p. XXXV). Rythme à conserver, effet à produire sont à ses yeux des préoccupations constantes. J.-p. Bonnes dira que l’art du romancier, dans les Diaboliques, tient dans «la progression du récit», dans une «psychose de l’attente», entraînés que nous sommes dans les dédales dudit récit, toujours sinueux, pleins d’angles obscurs (P. p. XXXV). Barbey abandonne les visées totalisantes qu’on reproche parfois à l’omniscience réaliste :
 [L]e rôle de l’écrivain, le but de la littérature, n’est pas de tout dire, mais d’indiquer une voie, de tracer un chemin à l’imagination. Un livre n’a de valeur, à ses yeux, que s’il laisse en nous une trace, s’il a ‘ce charme qui fait revenir au souvenir du livre par la rêverie, le charme qui est le propre de l’art’. (P. p. XXXVI)

 L’art de retarder la perception est mis au point dans le Cachet d’onyx : le récit est lent, parsemé de citations, de remarques incidentes, d’élans passionnels interrompus; ce n’est que sinueusement que l’auteur nous conduit au dénouement, amené avec doigté et qui provoque la surprise; les nouvelles des Diaboliques possèdent toutes cette structure (P. p. XXXVII).  Dans les œuvres qui ne sont pas totalement concentrées en un récit intradiégétique, il est peu fréquent qu’un long récit de ce niveau soit absent (P. p. XXXVIII). Cette mise en scène d’une performance de conteur explique le titre du premier projet des Diaboliques : Ricochets de conversation. Cette formule permet les lenteurs, les surprises et les digressions;
[l]e romancier peut choisir délibérément un certain angle de vue, étroit, le soupirail qui nous donnera vue sur l’Enfer. Des personnages et de leurs actions, nous ne saurons que ce qu’il veut nous dire; il peut aussi conserver ses arrière-pensées, garder certains secrets. Un roman aurevillien est souvent à double fond. (P. p. XXXVIII)

Hormis le fait que ce n’est pas d’un roman ni d’un romancier dont il est question, nous n’avons rien à redire sur cette analyse de J. Petit. La mise en scène de la performance permet une multiplication des plans, laquelle accorde une profondeur au récit (P. p. XXXIX). L’expérience des salons sera le théâtre où le dandy voudra séduire en étonnant autant par ses vêtements que par ses histoires (P. p. XXXVII).

Récit II : L’auteur

Barbey est venu au monde pendant une partie de whist, mais aussi, plus généralement, dans un jeu aux plus larges proportions. Il fut malaimé, il était laid. La laideur se masque avec des fards et une belle coupe de gants, elle est culturelle, elle se déjoue par les artifices de la mode; la laideur est toujours dans le regard des autres, et entre les regards, il y a la médiation possible du paraître, de la pose, du secret : du jeu. C’est l’art du jeu, plaire, dans la partie essentielle et fatale dans un monde tout entier tendu vers l’objet aimé. L’enfant Barbey dut jouer ses cartes, mais il en avait peu à cet âge tendre de l’enfance. Plus tard, il fera grand usage de produits de beauté, des attitudes et des opinions qui feront de lui un pantin carnavalesque, un être totalement surfait par les artifices d’un dandysme qui, dans le cas de l’auteur des Diaboliques, ne misera pas sur la simplicité et l’économie de moyen; c’est le moins qu’on puisse dire. Cet être sera fabriqué de toutes pièces s’il le faut, on aimera qui on voudra, même un autre; il le sait et c’est son drame.
Ce bébé malvenu, sa mère, exigeante dans ses rêves, mit trop longtemps à l’aimer, et ne se cachait pas pour dire qu’elle le trouvait laid, ce qui frappa Barbey pour toujours, et fut la première cause de son désir constant de compensation, d’élégance et de beauté […]. (G. p. LIII)

Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly est né le soir de la Toussaint, la fête des morts, de 1808. Il verra dans cette coïncidence macabre un noir présage pour son existence; c’est du moins ce qu’il exprime dans cet extrait de Ce qui ne meurt pas :
T’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour des soupirs et des larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière? – Oui! J’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée… (G. p. LIII)

Son grand-père fut petitement anobli en 1765, après avoir acquis une charge en 1756. Barbey héritera de la particule d’Aurevilly, puisqu’il était l’aîné, mais avec ou sans celle-ci, il demeurait chevalier de titre (G. p. LI). Plus tard, l’auteur empruntera l’allure et les tics de langage de l’aristocratie de XVIIIe siècle, dont les modèles s’étaient fixés dans les mœurs traditionnelles de la province (G. p. L). L’usage de fard est expliqué, chez Bornecque, par une peur panique du temps et par le désir de figer sa propre statue (G. p. LII). Le jeune Barbey a le tempérament bouillant. Sa jeunesse est marquée par deux amours incestueuses. Il s’éprend, d’abord, d’une marquise de quarante ans, à laquelle il fera patiemment la cour, en vain, évidemment (G. p. LIII). Quelque temps sépare cette relation de la suivante, qui inspirera son poème Treize ans. Ce fut encore un amour interdit, ayant pour antagoniste sa cousine, plus âgée, Marie du Méril, laquelle deviendra belle-sœur par alliance d’une autre idylle : Louise du Méril (G. p. LIV). Le préfacier de l’édition Garnier a étudié le poème Treize ans et il n’est pas inutile de mentionner qu’il y trouve :
la notion d’esclavage dans l’amour sensuel, celle de la sauvagerie; celle du secret, état qui sera si cher à la majorité des grands félins des Diaboliques […]. Enfin, pour tout dire, la conviction marquée au profond de l’être que la passion est paroxysme, et qu’il s’incorpore quelque chose de diabolique qui en parachève justement les délices. (G. p. LVI)

Quant à Louise du Méril, la femme de son cousin, elle lui inspirera le Cachet d’onyx, qu’il lui dédie (P. p. X)., ainsi que la Bague d’Annibal (P. p. XIII). Entre 1833 et 1836, Barbey nourrit de grandes ambitions littéraires et politiques; il veut être «Chateaubriand ou rien», mais aucun de ses récits n’est publié, sauf Léa, dans sa revue, la Revue de Caen. Il se fait tôt journaliste; sa vie est marquée d’une précarité matérielle qui ne prendra fin qu’en 1870 (P. p. XIV). Sa vie et son œuvre sont ponctuées par ses relations amoureuses. Les années trente se placent sous le spectre de sa relation avec Louise Cautru des Costils, fiancée et mariée, avec le cousin de l’auteur, Alfred Pontas du Méril, le frère de Marie du Méril. Il rencontre Louise lorsqu’elle a l’âge de dix-neuf ans, en 1830, et ils se verront en secret huit années durant (G. p. LIX). C’est un amour extatique qui les unit, comme en témoigne cet extrait du Journal de Barbey, en date du 21 octobre 1836 : «Les autres femmes, que sont-elles en comparaison de celle-là? Ce qu’est la plus pâle des primevères à la plus brillante des étoiles» (G. p. LXII). Ce même Journal, après la rupture, laisse lire, en 1839 : «Moi maintenant, je suis au moral comme Tibère à Caprée, et il faudrait que Dieu m’envoyât un de ses anges pour que toute femme ne me parût pas…» et le préfacier ajoute «diabolique» (G. p. LXVI). 
Évidemment, elle était si parfaite et lumineuse qu’elle ne pouvait avoir une nature humaine; Barbey en était si épris qu’il n’eût aucun scrupule pour son cousin et la morale, le voilà déchu et rejeté. Il adopte désormais un «scepticisme fondamental en matière de sentiment». Il semble à Bornecque que Barbey fut «blessé sans doute, et peut-être ulcéré que Louise ne parte pas avec lui sans réfléchir ni hésiter à tout briser pour lui» (G. p. LXVII). Cette rupture sera à l’origine de cette conception de la femme, maladie congénitale et remède à la fois; cul-de-sac de l’existence; « [d]ésormais, chaque fois  que l’auteur en trouvera l’occasion, - dût-il la susciter, - il se fera un agréable devoir de brocarder et d’abaisser l’espèce féminine» (G. p. LXXIV). La femme devient centrale dans l’univers, étant donné l’importance et la force de l’amour dans son économie, comme les Diaboliques l’illustrera par la suite. L’idole devant laquelle l’homme et les sociétés se prosternent malgré eux est un diable : «La femme, hypocrite et despote, a toujours été, chez toutes les nations, un danger pour l’homme, la morale et la société; mais ces derniers temps, elle l’est devenue plus que jamais» (G. p. LXXIV). Dans sa vie sentimentale, suit une Espagnole, dont on ne sait pas grand-chose et dont l’existence historique est douteuse : Vellini. Barbey la décrit comme une noiraude beauté sanguine et cruelle, absolue comme «l’enfer passionnel». Elle aurait été l’héroïne d’Une vieille maîtresse et une caution aux Diaboliques (G. p. LXXVI). Dans les années cinquante, c’est la baronne de Bouglon, qu’il surnommera «l’Ange blanc», qui vole son cœur. Celle-ci aurait tenté de lui faire adopter une écriture moins subversive et plus fade; Barbey aurait rempli la commande avec le Chevalier Des Touches, tout en se ménageant une compensation avec Un prêtre marié (P. p. XX). Bornecque décrit Mme de Bouglon comme une «amoureuse des plus pondérées, femme mûrissante et réaliste partagée du reste entre sa tendresse expectante et le souci de l’avenir de ses enfants, [qui] ne s’était nullement donnée à Barbey» (G. p. LXV). L’auteur est chassé de France  en 1862 et passe quelque temps à Vienne (P. p. XXI). La période qui s’étend de 1866 à 1870 est agitée, l’auteur fait majoritairement de la polémique, de la satire et de la critique, où il a l’occasion de jeter un peu de fiel, aigri qu’il est (P. p. XXII). Il semble se définir alors comme un opposant, fustigeant les prétentions anticléricales du positivisme aussi bien que les mesquineries du parti catholique. Après la Guerre franco-allemande (1871), il se retire à Valognes dans une sorte de climat de désespoir face à ce qui semble être un retour à la démocratie, la fin du régime autoritaire du second Empire. Valognes, la «ville des spectres», est revisitée à la suite de la mort de son père et des problèmes qu’amène la succession. Il médite et écrit les Diaboliques dans cette Valognes double, celle qui est aussi «souvenirs et […] rêves personnels» (G. p. LXXXVI). Il n’a pas bonne réputation, passe son temps seul, fait du jardinage après une courte période de vagabondage dans les environs immédiats (G. p. LXXXV). Il en profite pour visiter sa famille et il fréquente l’église, droit, sanglé, observant les gens à la dérobée avec son miroir de poche (G. p. LXXXV).  Il laisse resurgir le passé. Vient ensuite le scandale des Diaboliques, dont on a vu les détails dans la section Rédaction I : temps espace et idéologie. Cette affaire l’affecte terriblement, mais d’une manière singulière. Dans cet extrait d’une lettre à Houssaye, on voit qu’il se soucie grandement de son image dans ce rapport à la justice qui le subordonne  au jugement de la multitude et le rend inférieur, ou plus simplement vulnérable, alors que le dandy affecte l’invulnérabilité : «Ce n’est pas la condamnation qui m’inquiète, c’est l’exhibition de ma personne qui me fait vomir» (G. p. XXX). Cela n’aura pour effet que d’augmenter une aigreur déjà présente et de faire vendre ses livres. Passons maintenant au personnage, le dandy, de quoi avait-il l’air? Sainte-Beuve en fait une description dans une lettre, datée de 1862, dont voici un passage :
Un fond d’infection de goût et de mœurs perce à travers tout ce brillant qu’il affecte et tous ces flots d’eau de senteur dont il s’inonde. Il a l’amour propre puant, il l’a ridicule. Dans un temps où rien ne paraît plus ridicule, il a trouvé le moyen de le redevenir. Un homme sensé rougirait de traverser Paris avec lui, même en temps de Carnaval. (G. p. XXXIX)

Dans une lettre à Trébutien, on s’aperçoit que Barbey avait conscience, tout en prenant plaisir, de détoner : « dans le salon de Mme de Maistre […]. Ma parole faisait aux esprits médiocres, escarbouillés d’étonnement, absolument le même effet que mes Gilets écarlates» (G. p. XXXVIII). Cet extérieur remarquable aurait traduit une conception singulière, ou du mâle, ou de l’existence, selon Bornecque (G. p. XLI). Il est vrai que tout cet apparat semble pointer vers «l’hypertrophie du moi par l’hyperbole du costume»; Barbey aime à faire converger toute l’attention sur lui, par ses paroles et son apparence; suffisance, insolence verbale dans les journaux, incontinence au quotidien sont autant de facettes de la lecture aurevillienne de Brummel (G. p. XLII). Jacques Petit avance que ce désir d’étonner, qui est à la source de son dandysme, trouverait son origine dans le sentiment de sa laideur, lequel lui aurait été donné par sa mère :
Il aimait à se dire lord Anxious. D’où cette élégance tapageuse, ce besoin d’étonner et de séduire – l’étonnement étant peut-être le premier pas vers la séduction. Seule l’indifférence est mortelle. Les mêmes traits se retrouvent dans son esthétique romanesque et son style. (P.p. XXXV)

Récit III : l’œuvre

Dans la logique de Totem et tabou, nous tenterons de donner le sens suivant à l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Elle met tout d’abord en scène des «diaboliques», des femmes qui sont objets de désir et qui établissent les règles d’un jeu. Ces femmes figurent la mère, une mère héros, qui pousse les personnages masculins, obnubilés de passion, à la transgression. Le statut du personnage masculin est passif, il se trouve à la limite extrême du socius, où la Loi règne. Tous deux finiront par consommer un amour démoniaque, en dehors des cadres de la Loi, comme Satan règne sur son univers, et c’est ce qui donne au monde de Barbey d’Aurevilly cette tonalité sombre de la chute, de la déchéance et de la complaisance dans ce gouffre sans espoir et sans retour. Par rapport aux opinions politiques de Barbey, nous ne pouvons que nous étonner de ses penchants royalistes et de sa prédilection pour les régimes autoritaires. La figure du père est exaltée par ces régimes, mais il est également vrai que l’auteur est un homme fortement divisé, à l’image de la littérature moderne et de la société qu’elle devrait illustrer. On voit que dans cette «littérature, qu’on a dit si longtemps l’expression de la société, ne l’exprime pas du tout» (PII. p. 229) :
La littérature moderne, à laquelle le bégueulisme jette sa petite pierre, a-t-elle jamais osé les histoires de Myrrha, d’Agrippine et d’Œdipe, qui sont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement vivantes, car je n’ai vécu –du moins jusqu’ici – dans un autre enfer que l’enfer social, et j’ai, pour ma part, connu et coudoyé pas mal de Myrrhas, d’Oedipes et d’Agrippines, dans la vie privée et dans le plus beau monde, comme on dit. Parbleu! Cela n’avait jamais lieu comme au théâtre ou dans l’histoire. Mais, à travers les surfaces sociales, les précautions, les peurs et les hypocrisies, cela s’entrevoyait… (PII. p.229) 

Il va sans dire que peindre la vérité est, pour Barbey, sa mission. Commentant Richard III, de Shakespeare, tragédie où l’on peut voir, selon le préfacier des Diaboliques J.-H. Bornecque, le spectacle d’un abandon à un «incestueux et monstrueux amour, Barbey déclare : «Peindre ce qui est, peindre la réalité humaine, crime ou vertu, et la faire vivre par la toute-puissance de l’inspiration et de la forme, montrer la réalité vivifiée! Voilà la mission des Artistes! […] Vérité ne peut jamais être péché ou crime» (G. p. CXXX). Il y a une dualité entre la réalité et la fiction, les deux ne correspondent pas; il y a une dualité chez l’auteur, quant à ses opinions politiques, à son dandysme, - à tel point que les commentateurs parlent de deux Barbey (G. p. XLVIII) - et à la signification de son œuvre du point de vue de la psychanalyse. Mais cette dualité marque aussi l’univers diégétique des Diaboliques; son monde, ce sont des femmes qui secrètement l’organisent; les règles sont artificielles, cachées, occultes, ce sont les dessous des cartes que le héros tente de connaître (G. p. CXIX), afin de ne plus vivre dans l’illusion, afin d’avoir accès à l’enjeu qui est l’amour. Le monde aurevillien s’organise autour d’une «idée fixe» (G. p. CIX) : l’enjeu, l’objet de désir; en dehors duquel tout perd son importance, tout peut être sacrifié. La femme introduit le personnage dans la science des rouages occultes de cet univers gouverné par la passion, où tout ce que l’on croit aller de soi, tout ce que l’on perçoit, est mensonge, masque et silence (G. p. CIX). On ne se surprend plus, dès lors, de voir cette division chez l’auteur qui affirmait : «ma vie est un mensonge» (G. p. LII), d’une part, et, d’autre part, qu’il est conçu son œuvre comme «une soupape à certaines idées qui m’obsèdent» (G. p. LXXXVII) ainsi que comme « une diversion, un arrachement à une idée fixe qui me faisait souffrir» (G. p. LXXXVII). Du moment où il s’en détache et tente de s’en dégager, il en est séparé, tout en sachant que cette idée fixe constitue la mécanique secrète de sa propre existence, et de ce qu’il voit chez les autres. La chose autour de laquelle le monde gravite, c’est l’amour, dans les Diaboliques; la chose dont l’homme Barbey tente de se distraire ou de compenser par l’écriture partage la caractéristique de l’idée fixe, d’objet de désir, qui charpente l’existence; qui demande une réaction, celle d’écrire parce qu’il est absent, cet objet, mais qu’il nous tyrannise tout de même en nous projetant des les rouages obscurs du jeu. Comme l’affirme l’auteur, dans les Disjecta Membra: « Le cœur d’une femme est toujours dans une carte à jouer» (G. p. CXIX).  Les lois de la Nature  sont claires dans cet univers tout entier orienté vers et par la passion fatale, Bornecque le résume bien: «une philosophie où même le type de femme idéale se confond avec la fatalité douloureuse déguisée en hasard» (G. p. CXIX). Sur la vérité des Diaboliques et de la création en général, Barbey s'exprime, tout en établissant clairement sa vision du monde:
Le Roman! Mais c’est de l’histoire, toujours, plus ou moins, des faits souvenus, agrandis, modifiés, arrangés selon l'imagination, mais restant dans la Vérité de la Nature. Il n'y a pas de romancier dans le monde qui ne se soit inspiré de ce qu'il a vu et qu'i n'ait jeté ses inventions à travers des souvenirs! (G. p. XC)

 La «Vérité de la Nature» c’est l’amour d’une femme qui prend toute la place, dans les Diaboliques, qui sabote tout, qui est criminel, qui structure les événements dans un secret que seul les amants partagent et qui est la Vérité derrière un voile d’illusions, lequel dupe le regard en formant «une succession, ou un engrenage de mystères et de crimes, sans que nous puissions jamais connaître les rapports exacts des  […] personnages» (G. p. XCVIII). Au niveau de l’existence de l’auteur, - laquelle éclaire l’œuvre dans la mesure où celui-ci s’inscrit fatalement dans la vision du monde qu’il forme et qu’il laisse à la postérité dans son œuvre, - qu’il qualifie de «Mensonge», parce que séparée de cette chose en vu de laquelle seulement la vie mérite  d'être considérée comme participant de la «Vérité de la Nature», nous savons comme il conçoit la relation qui l'unirait à la femme, l'objet de désir. Dans le Cachet d’onyx, il illustre à merveille un amour incestueux :
Vivre avec une femme! Vivre avec elle, vivre avec toi, c’est-à-dire ne sentir, ne penser qu’ensemble, se transfondre, se perdre, bouches, regards, haleines, battements de cœur, dans un seul baiser, une même étreinte, un seul amour, oh! N’est-ce pas là le plus ineffable des bonheurs que l’imagination invente? (G. p. LXVIII)

Maintenant, on peut voir quels sont les rapports avec cette femme et quelle est la nature de cet être rêvé : « Le sauvage n’a qu’une femelle, l’homme civilisé a une femme. Ce n’est point assez encore. Il ne l’aimerait pas, cette femme, s’il n'en faisait un Dieu…» (G. p.LXIV). On voit que la relation décrite interdit toute forme d'action et de devenir, c'est une fusion avec un être mystique, avec lequel nous sommes dans le rapport de l’adorateur à son dieu. Cet état est celui que Barbey distingue dans les caractéristiques du héros byronnien, auquel «il se réfère […] pour son propre comportement, la sublimation de ses états d’âmes» (G. p. LVII) : «c’est fort de ce sens prométhéen de l’amour, de son pouvoir d’exaltation, de sa puissance de cruauté, de sa volupté dans la douleur et le mépris […]» (G. p. LIX). Or, de telles femmes n’existent pas de façon à ce qu’il soit souhaitable pour l’individu de s’y soumettre dans le rapport de dépendance décrit, En témoignent les propos misogynes de Barbey (G. p. LXXIV). Cette femme n’est nulle autre que la mère toute puissante et son enfant aimé dont elle comble les désirs. C’est la seule chose qui structure l’existence de Barbey, c’est l’enjeu d’une partie perdue d’avance pour lui, comme le démontre cette division chez lui qui fait qu’il a quelque chose à purger, quelque chose qu’il tente en vain d’oublier par l’écriture. Son dandysme, sous cet éclairage, prend une signification nouvelle, de même que le citoyen Barbey, royaliste un temps, et exaltant la figure du père, d’un angle politique. Le dandy, en effet, «est une 'puissance individuelle’ originale qui connaît le ‘dessous des cartes’ de la société sans que la société connaisse le dessous de ses propres cartes […] le dandy est un être que son ironie rend secret, donc invulnérable» (G. p. LXXVII). Le dessous des cartes que voit le dandy Barbey d’Aurevilly annonce l’échec, l’impossibilité de cet amour qui seul importe, c’est aussi le masque du père qui connaît le résultat de la persistance démoniaque à ce jeu ainsi que la psychologie secrète de sa chienne d’épouse; les Diaboliques témoignent de cette conscience chez celui qui les a faites. Mais un fils amer porte ce masque, «une élégante froideur qu’il porte sur lui comme une armure et qui le rend invulnérable» (G. p. LXXVIII). D’où vient cette froideur, sinon du fait qu'il n'y a qu'un seul jeu, qu'il est perdu d'avance pour le fils, lequel considère tout le reste comme illusion insignifiante, indigne donc de s’en émouvoir. Le fils, qui joue le père qui sait, écrit des romans où le père est trompé, vaincu, par la mère elle-même, laquelle prend possession de son fils, indécis et à la frontière de la transgression, qu’elle met à la place du père. Une seule solution désastreuse dans les deux cas, une alternative tragique : renoncer à son idée fixe, la «Vérité de la Nature», l’enjeu véritable, et faire de sa vie un mensonge ou transgresser et entrer dans un monde de damnation, de crimes, et parvenir à atteindre le bonheur dans ce crime, sans espoir de réparation. Tout cela, nous le verrons plus en détails à travers une présentation des différents scénarios de l’aventure présents dans l’œuvre, où les héros sont des femmes et où les amours imparables sont les fruits d’une transgression et produisent une jouissance qui exclue la rédemption. Pour bien montrer que l’union des amants se fait toujours en foulant aux pieds la Loi, qu’il s’agit toujours d’un inceste mettant en scène une mère tentatrice qui renferme en elle seule la damnation et une rédemption dans la jouissance pour l’amant, le remède et le poison, dans un univers de déchéance et de crimes, nous pouvons citer ce passage où Barbey d’Aurevilly fait l’apologie de l’amour criminel, seul espoir dans ce monde où rien n’existe en dehors de cet amour :
… C’est surtout quand on a connu les délices qu’il y a dans la trahison et dans l’adultère que toutes les sensations s’affadissent et que toute vie devient insipide. Mystère désespérant de la conscience qui fait hocher la tête aux sages, que ce bonheur réprouvé par le ciel… (G. p. LXVIII)

Le satanisme de l’œuvre désigne l’action des personnages; le seul moyen d’atteindre l’objet de désir (qu’il faut atteindre pour ne pas perdurer dans un univers noir, celui de l’illusion et du mensonge), l’enjeu, c’est la révolte et la damnation face à la Loi. La transgression, parce qu’elle est criminelle, réunit les amants par le secret de leur crime, ils n’ont plus rien à gagner ou à perdre, l’enfer c’est l’endroit où l’on ne «trahit plus» (G. p. CXXVII) et où l’on jouit; la partie est alors finie. Sinon, dans les affres d’une existence privée de toute la lumière de cet amour-vérité, on a «le soudain regret qui nous prend tant de fois dans la vie de ne pas pouvoir poignarder Dieu!» (G. p. CXXVIII). Il n’y a qu’une trame véritable dans la vie, c’est l’amour, comme le manifeste les Diaboliques, où cet élément gouverne véritablement derrière une mascarade de pantins et un décor de plâtre. De nombreuses déclarations de Barbey à son Journal, montre à quel point l’esprit reste captif de l’objet, comme celle-ci : «Levé à dix heures aujourd’hui et reçu une bonne lettre de … [Louise], toute ma vie; le reste n’est qu’apparence et mensonge!» (G. p. LXII). Premier moteur de la réalité vraie, la «Vérité de la Nature», ce qui l’organise vraiment et subordonne tout autre élément à ses fins, l’amour, Barbey le découvre en 1835, se détache du reste, fortuit et aléatoire; cela se répercute  dès cette époque sur sa conception du roman : «un spectacle vieux comme le monde et éternel comme lui, éclosant tout à coup des obscurités des choses, du chaos de l’accident, du contingent de l’éphémère, l’humanité dans sa passion primordiale, irréductible…l’amour» (P. p. XII). Le préfacier de la Pléiade l’exprime à sa façon : «Je verrais volontiers son œuvre comme le développement d’un thème unique à travers des formes diverses» (P. p. XXIV); ce thème serait «l’amour impossible, d’un point de vue métaphysique et non pas psychologique» (P. p. XXIV). Toujours selon lui : «Tous les romans y reviennent, sauf un, Une histoire sans nom; mais la solitude y est pire encore. Car, par-delà l’amour impossible, le thème central, le véritable thème, de l’œuvre aurevillienne, semble bien être la solitude de l’homme et sa révolte, auxquelles servent de modèles la solitude et la révolte de Satan» (P. p. XXVII). Le héros satanique auquel s’identifie Barbey et auquel sont identifiés les personnages masculins (et les diaboliques elles-mêmes) est le type que l’on trouve dans Byron, lequel a «ce ‘charme’ byronien ‘de l’étrangeté et du mystère’», mais le préfacier ajoute qu’«on verra aisément que ce mystère est celui d’une faute. Satan est ombre et lumière, il garde dans la chute la séduction de sa beauté première» (P. p. XXX). L’alternative de la chute est toujours celle que présente l’œuvre, l’amour l’aveugle et le personnage est poussé à commettre une faute. Cette faute est d’avoir brisé l’Interdit universel de l’inceste, puisque la femme est toujours soumise à un obstacle, - qu’il soit liaison légitime, qu’il soit dû à une morale ambiante ou qu’il soit du côté du personnage mâle -, qui est un impératif social, le système de la castration. La femme qui est l’objet de désir pour l’homme met en œuvre la transgression et plonge le monde dans les ténèbres, où elle se fait déesse, accordant la jouissance à un être désormais retranché des vivants, du socius, par son action. Quoiqu’il en soit, la femme démiurge et démoniaque, de même que le personnage mâle, pour sa part ambivalent, se retrouvent devant un choix sans issue heureuse. Pour la femme, elle parvient facilement à trouver la paix dans la déchéance, elle a beaucoup moins de scrupules, ne montre pas de faiblesses ou d’hésitations, contrairement à son amant. De plus, nous n’avons jamais accès aux pensées de ces créatures maléfiques, peut-être Barbey laissait-il entendre que l’issue de la perdition leur convenait à elles, ce qui est fort possible. Puisque l’amour seul importe, que les personnages en sont subjugués et que l’amour est toujours frappé d’un interdit dans les Diaboliques, il n’y a qu’une des deux options possible, options que l’on pourrait formuler comme celle de l’inceste et de la castration, et l’être est amené à cette extrémité : «L’homme est seul, irrémédiablement seul, pour choisir entre la soumission et la révolte. La solitude de ceux qui ont choisi celle-ci n’est point la pire; ils trouvent dans cette révolte même et dans le sentiment de leur liberté […] une force» (P. p. XXXIV). La pire est celle de la castration, celle de la renonciation ou, comme le dit Barbey, celle qui consiste à faire de sa vie un mensonge, en écrivant des romans pour oublier.

 Petits résumés d'une lecture psychanalytique

Le Rideau cramoisi
Alberte fait vraiment figure de diabolique. Elle semble aimer le vicomte par caprice et parvient à le réduire à l’état le plus précaire de l’être subjuguer par l’amour, complètement paralysé et réduit à l’attente. Suivra une intrigue qu'elle mettra seule en place, sans scrupule, et qui causera la chute et le traumatisme du vicomte, tout en lui procurant des plaisirs inoubliables. On voit là le schéma de l’enfant soumis au bon vouloir d’une mère à un degré absolu.


Le bonheur dans le crime
Concernant Le bonheur dans le crime, il me semble qu’il s’agit là de la plus pure des Diaboliques. Elle met en scène un personnage masculin hésitant, comme on peut le constater dans l'épisode où le médecin rencontre pour la première fois  Eulalie en sa présence. L’être qui déchoit majestueusement comme le diable est bien Hauteclaire, qui n’affiche aucune hésitation ou réticence  face au crime qu’elle et son amant vont commettre. Finalement, la loi de la femme diabolique supplantera celle des bonnes mœurs et les amants parviendront à être heureux avec leur conscience, dans une jouissance sans fin où le monde n'existe plus par-delà l'être aimé. Le résultat fait une histoire bien inquiétante que le narrateur premier et le docteur s’accordent pour qualifier d’horrible. Dans l’économie générale de l’œuvre, Le bonheur dans le crime, présente la situation la plus idéale, le véritable «ciel souterrain». Dans l’évolution qu’il y a entre Le cachet d’onyx et Une histoire sans nom, nous sommes en mesure de voir qu’il y a une inscription de moins en moins harmonieuse du héros masculin dans le monde occulte du crime, de l’inceste ou de la transgression. La présente nouvelle est le cas où le personnage parvient le mieux à s’y inscrire. Serlon de Savigny arrive à trouver le bonheur après avoir commis son crime et s’être réuni à Hauteclaire, frappé d’un interdit. Son aspect lors de l’épisode de la panthère est fort éloquent. Parce que le dandysme représente une forme de lucidité face aux rouages de la transgression et parce qu’il feint une certaine sérénité qui est celle de la castration dans l’ordre paternel, il exprime une croyance en la légitimité du monde déchu et de son ordre, établi par la mère du fait de son consentement et de son incitation, dont il est une figure ordonnatrice et paternelle légiférante; la possibilité d’un tel univers, celui de la jouissance dans l’inceste et du parricide, s’affirme dans son sentiment d’invulnérabilité et de stabilité atteinte dans l’union avec la mère. L’évolution de l’œuvre tend à montrer la faillite de ce projet, car seule la femme est d’essence démoniaque, ou dandy véritable, dans les Diaboliques, excluant Le bonheur dans le crime. Ce projet écarté, l’homme se trouve condamné à une solitude tragique, entre deux niveaux de réalité, celui du mensonge et celui de la vérité, désormais inaccessible. Aucune possibilité de salut, l’amour est incontournable et mène fatalement au malheur.   


Le dessous de cartes d’une partie de whist
Le dessous de cartes d’une partie de whist est la seule nouvelle de Barbey où un homme est aussi diabolique et peu scrupuleux que la femme. Karkoël demeure secret, sa psyché est close pour le narrateur. Karkoël fournit un alter ego à la Comtesse par son œuvre secrète, satanique et d’une exécution sans scrupule. L’entourage du joueur  se trouve en état de vulnérabilité face à son art, et Karkoël met cette faiblesse à profit, avec toute la froideur des héroïques dandys qui ne sont dupes de rien et qui ont toujours le dernier mot. Cette nouvelle est la première  des Diaboliques et il n’est pas difficile de la rapprocher du cynisme et du détachement que l’on trouve dans la Bague d’Annibal, où le héros n’est affecté par rien, semble-t-il, par sa situation au-delà des sentiments, de la nécessité, de la faiblesse, de l'ignorance et de la vulnérabilité. L'autre extrémité du spectre, après les Diaboliques, est Une histoire sans nom, où le héros renonce à la relation incestueuse et affronte une solitude tragique due à la castration, dans l’état d’un déchu sans secours.

A un dîner d’athées
La nouvelle A un dîner d’athées  présente les caractéristiques attribuables à la mère, souveraine au pays du mensonge. Elle a d'abord le caractère et l’apparence angéliques que l’enfant attribue à sa mère nourricière. Ensuite, elle n’éprouve aucune difficulté et n’a aucun scrupule à transgresser l’interdit qui pèse sur elle ainsi qu’à se mouvoir dans le crime, le monde souterrain qu'elle créer à chaque intrigue qu’elle suscite. La Rosalba présente une image de la mère tabouée, asexuée, et une image de la mère sans tabou, une mère lubrique, objet de désir sexuel pour le fils qui emprunte la position du père, parce que la mère lève elle-même la tabou et orchestre la destitution de ce dernier.

La vengeance d’une femme

La vengeance d’une femme  est une nouvelle où le père est puni, en définitive. Le marquis l'est également, mais il brise l'interdit qui pèse sur la duchesse. La duchesse parvient à infliger un châtiment au duc pour avoir tué le marquis, celle-ci aura agi impunément dans la transgression.

Les Diaboliques, c’est un univers dégénéré, où un cercle étroit est déphasé par rapport à un monde postrévolutionnaire. Ce cosmos est marqué par une fatalité, l’amour, qui est néfaste mais implacable; toujours criminel. Il y a deux niveaux de réalité, celui de l’apparence et du mensonge et celui de l’amour et de la vérité, qui est caché. La vérité est noire, l’être ne peut échapper au désir qu’il a de la femme démoniaque, insensible et cruelle, qui se sait maîtresse souveraine d’une âme qu’elle pousse au crime. On sait de qui on se rend l’esclave, on n’a pas la liberté de choisir, on a seulement la possibilité de jouir, si l’on parvient à se réconcilier avec notre conscience. La nouvelle débute au dessus d’un gouffre ; le personnage masculin, auquel nous avons accès de l’intérieur tombe. La femme est son idée fixe, tant qu’il ne l’a possède pas, il ressent un manque et le poids d’une solitude existentielle qu’il doit rompre à tout prix. La diabolique est toujours impénétrable (psychologiquement, bien entendu) et imperturbable; elle est toujours sans scrupule pour briser l’interdit qui la sépare d’un amant captif, ou pour guider celui-ci dans le bris de cet interdit. C’est elle qui trace la voie à suivre et qui place les jalons d’un jeu d’actions secrètes. Elle est l’architecte du monde du dessous, où elle se trouve toujours parfaitement à l’aise et possède seule le «pouvoir d’extase et de ravissement» (G. P. CXXI); la vérité, la voie et le salut, dans l’univers occulte du crime, mais aussi de l’authenticité, pour le héros. 




[1] J. BARBEY D’AUREVILLY, Œuvres romanesques complètes II, Paris, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard, 1966, p. 25. Désormais, les références à cet ouvrage seront dans le texte, entre parenthèses, et désignés par l’initiale PII. (pour Pléiade tome II).
[2] J. BARBEY D’AUREVILLY, Les Diaboliques, coll. : «Classiques», Paris, Garnier, 1963, p.LXXX. Désormais, les références à cet ouvrage seront dans le texte, entre parenthèses, et désignés par l’initiale G. (pour Garnier)
[3] Référence tome 1

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