Le futurisme fut le premier mouvement d’avant-garde et il prit naissance en 1909, lors de la parution du premier manifeste, signé par Marinetti, le fondateur du mouvement. La pensée futuriste nait de l’amalgame de plusieurs contenus culturels de provenance internationale. À la base, il y a la pensée de Bergson, celle de Nietzsche et de Sorel (1985 p. 5). Aussi on ne s’étonnera pas outre mesure de constater l’efficacité relative de sa diffusion dans les pays étrangers. L’imprimé sera le nouveau point d’ancrage de l’avant-garde, la référence légitime, le discours auquel tous se rapporte est imprimé et, par le fait même, doté d’une certaine permanence dans l'anti-traditionalisme futuriste de la déclamation publique. La question à laquelle nous tenterons de répondre sera donc : Quel fut le rôle de l’imprimé dans le développement et la diffusion du futurisme. Nous proposerons les hypothèses suivantes : Les agents acquièrent leur capital symbolique par l’imprimé qui leur procure reconnaissance et visibilité; l’imprimé établit une nouvelle orthodoxie, une nouvelle tradition, et celle-ci permet une contestation du pouvoir symbolique à ses intervenants; l’imprimé reflète les champs littéraires qui jugent selon une vision de la littérature déterminée et avec l’autorité dont celle-ci jouit dans le champ.
Les agents acquièrent leur capital symbolique par l’imprimé qui leur procure reconnaissance et visibilité
Les individus interagissent et acquièrent un capital symbolique qui assure une réception de leurs imprimés par les principaux ponts et trous structuraux en place dans les champs littéraires étrangers. Il apparaît avec assez d’évidence que les personnages les plus importants dans le mouvement sont aussi ceux qui ont publié le plus grand nombre d’imprimés, qui ont eu un accès constant à un organe de diffusion. L’imprimé est aussi un moyen pour l’auteur de rejoindre le plus grand nombre de lecteurs, d’assurer une diffusion massive et l’omniprésence de ses idées ou, simplement, de les rendre disponibles, grâce à l’utilisation du tract et du manifeste; cela rejoint l'idéal démocratique que soutenaient les futuristes (1985 p.13 et 24). Il appert que la sphère de production restreinte reproduise la distribution du capital symbolique, telle qu’elle se pratique dans l’histoire de la littérature. Pour montrer cela, nous serons amenés à soutenir les trois arguments suivants : l’agent originel obtient la primauté par la fixation écrite de ses idées sur l’imprimé, l’importance du nombre d’imprimés produits et qui sont porteurs des conceptions de la sphère de production restreinte contribuent à augmenter le capital symbolique de l’auteur, le prestige ou le capital symbolique de l’agent est associé à son organe de diffusion et aux agents les plus proches, des co-auteurs qui entretiennent une relation rendue officielle par l’imprimé.
Premier argument : l’agent originel obtient la primauté par la fixation écrite de ses idées sur l’imprimé. Il apparaît que les agents jouissant de plus de capital symbolique par rapport à leurs pairs dans la sphère de production restreinte sont les fondateurs d’une tradition où ils ont produit les imprimés les plus anciens. L’imprimé joue un rôle primordial dans la logique avant-gardiste, puisqu’il établit l’antériorité et cautionne l’originalité, valeur suprême de l’avant-garde, reconnue par l’institution littéraire du fait de l’acte de publication. Voici deux cas : la querelle entre Marinetti et Papini et le cas de l’annexion de Sévérianine au groupe cubo-futuriste en Russie.
En 1915 paraît un manifeste qui lance la polémique entre Marinetti et Papini au sujet de l’orthodoxie futuriste, sur la définition du futurisme même. Futurisme et marinettisme fut signé par Palazzeschi, Soffici et Papini et prétendait proposer une vision correcte du futurisme, différente de celle de son fondateur, Marinetti (1973 p. 400). On comprendra qu’il s’agit là d’une autre vision du champ et d’une autre distribution des capitaux symboliques dans la sphère de production restreinte. Ce manifeste fut publié dans la revue considérée jusque là comme l’organe officiel du mouvement, Lacerba. L’histoire nous apprend que le futurisme ne fut pas associé de prime abord à Papini, qu’il a échoué son pari et que sa revue a perdu le statut d’organe de diffusion officiel du mouvement. Comment a-t-on pu prétendre à une telle redéfinition? Comme nous le verrons dans le second argument, Papini avait un nombre enviable de manifestes à son actif, autant que les pionniers de Milan; il était le fondateur d’une revue considérée comme officielle, garante de l’orthodoxie du courant, cela le mettait en forte position dans le champ. Nous suivrons ce cas tout au long de cette première hypothèse, mais, pour le moment, nous nous attarderons à l’antériorité historique des publications dans le règlement de la querelle. C’est un fait que Marinetti publia des manifestes avant Papini; son premier date de 1909, avec Fondation et manifeste du futurisme (1973 p.85), alors que celui de Papini date de 1913, Pourquoi je suis futuriste (1973 p. 91). Dans son manifeste, l’argumentation de Papini recoupe cette question de l’antériorité historique et lui oppose le nombre; il revendique «l’héritage né de l’union des efforts communs de beaucoup d’hommes» (1973 p. 400). La séparation d’avec le futurisme originel s’est produite par «certaines séparations et l’arrivée de nouvelles recrues» et a provoqué la séparation de Papini et de Lacerba d’avec «le futurisme officiel» (1973 p. 400), suivant en cela les écarts des recrues et schismatiques antérieurs, pour la raison qu’ils sont nombreux. Pour sauver le futurisme il faut s’écarter du marinettisme, «manquant absolument de véritables bases théoriques, incapable d’approfondissements» (1973 p. 400), parce que cette base fut engendrée par Marinetti dont il juge de la qualité, non pas de l’absence; elle est incapable de se développer dans le sens des futuristes rebelles. Les écrits et les idées de Marinetti sont aussi dénués des qualités essentielles de l’art ou de la pensée qui est «le flot ultime sublimé d’un art ou d’une pensée antérieure» (1973 p. 401); qualités que Papini prétend apporter en posant le jalon zéro d’une tradition nouvelle par son acte de publication. Une fixation par écrit rend possible la contestation du marinettisme : «Nous devons préciser, comme une chose due aux historiens, que cette liste de marinettismes n’est pas complète» (1973 p. 402). On reproche au marinettisme de «forger à son image et ressemblance toute l’activité du groupe» (1973 p. 403); nous voyons ici que Papini accorde une valeur prépondérante au nombre, au groupe, sur l’antériorité historique des conceptions marinettistes, ce qui le mène à cette redéfinition de l’orthodoxie : «le futurisme est un mot, ce mot doit être rempli des significations que nous venons d’indiquer» (1973 p. 403).
Le deuxième cas concerne la scène russe et l’annexion de Sévérianine au groupe du cubo-futuriste afin de permettre à celui-ci de prétendre regrouper tous les futuristes véritables et ainsi fonder une nouvelle orthodoxie. Le futurisme russe a une teinte particulière et il importe de faire une courte présentation de la dynamique de ce courant. Dès les premières heures du futurisme italien, un écrivain russe emprunte déjà une esthétiques et des conceptions tout à fait parentes avec celles de Marinetti : Khlebnikov. Cet homme exceptionnel provient directement du courant slavophile, dans la querelle qui sépara les intellectuels et artistes russes dès le dix-neuvième siècle. D’une manière générale, les slavophiles revendiquent un héritage culturel slave et tentent de se distinguer de l’occident; cela aura une importance capitale dans la diffusion du futurisme en Russie, puisque son origine italienne prend une signification importante du fait de ses racines occidentales. En 1908, le poète épouse déjà, dans son œuvre, une poétique non-traditionnelle, alors que le courant italien se propage dans la presse en 1909, c’est-à-dire très rapidement avec une généreuse et enthousiaste contribution des agents de la scène russe (2008 p. 36). En 1910, Khlebnikov participe à la rédaction d’une revue que l’on considère comme la première manifestation du futurisme en Russie : Le Vivier des juges (2008 p. 37). Mais, de par les convictions du poète, une association directe et sans équivoque au courant futuriste est à exclure, le groupe se nommera donc l’Hylaea, (qui n’adoptera le nom de cubo-futuriste qu’en 1913(2008 p. 37)) en référence au nom d’un village russe. Une association directe au futurisme et l’apparition de ce mot dans l’avant-garde vient, pour la première fois, d’un autre poète, Sévérianine, qui fondera un autre courant, en 1911, l’égo-futurisme (2008 p. 37). Les deux figures importantes de l’avant-garde russe sont positionnées dans le champ. D’autres courants futuristes émergeront mais jouiront d’un prestige beaucoup moindre, du fait de leur postériorité historique, notamment. Ce tableau partiel nous permet d’interpréter la démarche sous-jacente à la publication du manifeste Allez au diable. Ce manifeste est particulier, car il fut signé conjointement par Sévérianine et Khlebnikov. Il s’agit d’une union entre le cubo-futurisme et l’égo-futurisme qui permettra au cubo-futurisme de revendiquer le prestige de l’orthodoxie. Des six signataires, cinq sont des fondateurs de l’Hylaea : David Bourliouk, Aléxeï Kroutchonykh, Bénédikt Livshitz, Vladimir Maïakovski et Viktor Khlebnikov. De par la provenance des signataires et leur prestige, le manifeste est associé au cubo-futuriste, même s’il prétend former une nouvelle entité : le futurisme lui-même. Voilà ce qu’affirme le manifeste : «1) Tous les futuristes sont réunis uniquement dans notre groupe. 2) Nous avons rejeté nos sobriquets de hasard de ego et de cubo, et nous nous sommes regroupés dans l’unique compagnie littéraire des futuristes» (1971 p. 51). Ce manifeste s’érige contre ceux qui ne peuvent prétendre à l’ancienneté de leurs conceptions, un nouveau groupe futuriste : la mezzanine, ce «troupeau de jeunes gens, auparavant sans occupation définie» (1971 p. 50). Dans les deux cas que nous avons examinés, il apparaît clairement que l’agent originel jouit d’un prestige et d’un capital symbolique par rapport aux agents postérieurs et que ce caractère originel est garanti et rendu possible par la fixation des idées sur l’imprimé.
Deuxième argument : l’importance du nombre d’imprimés produits et qui sont porteurs des conceptions de la sphère de production restreinte contribuent à augmenter le capital symbolique de l’auteur. Nous présenterons deux cas où les chefs de file, parce qu’ils ont le plus grand nombre d’imprimés, ont pu consolider leur position dans le champ littéraire. Afin de réduire le nombre de mises en contexte inutiles, nous nous en tiendrons aux cas vus précédemment, celui de Marinetti, dans sa querelle avec Papini et le groupe de Lacerba, ainsi que celui de Khlebnikov et du changement d’orientation du cubo-futurisme coïncidant avec sa mort.
L’histoire parle d’elle-même. On retient, par rapport au courant futuriste, un nom parmi deux qui prétendirent en être les porte-paroles. Futurisme demeure associé à la figure de Marinetti, plutôt qu’à celle de Papini. Nous avons vu que l’antériorité historique avait jouée un rôle dans cet état de faits, mais nous pouvons avancer que, probablement, le nombre des imprimés, signés par chacun, a pu aussi participer partiellement à la permanence de l’agent Marinetti au sommet de la sphère de production restreinte. Les chiffres pointent dans cette direction. Pour la compilation de ceux-ci, nous nous en sommes remis à l’ouvrage de Giovanni Lista, Futurisme : manifestes, documents, proclamations. Notre enquête démontre que Marinetti avait un nombre plus important de publications que ses confrères évoluant dans l’avant-garde :
Nombre des manifestes produits par les fondateurs italiens vs le groupe de Lacerba
- Marinetti: 29 manifestes Papini: 6 manifestes
- Boccioni: 7 manifestes Soffici: 2 manifestes
- Russolo: 7 manifestes Palazzeschi: 2 manifestes
- Sverini: 7 manifestes
- Balla: 6 manifestes
- Carrà: 4 manifestes
Lors de la publication de son manifeste Futurisme et marinettisme, en 1915, Papini avait cinq manifestes à son actif, soit le nombre de publications futuristes des fondateurs de Milan, ce qui tend à montrer qu’il y a une corrélation entre le nombre d’imprimés et le prestige de l’agent dans la dynamique de l’avant-garde. Puisque, jusqu’à cette date, Papini était le directeur de l’organe officiel du mouvement, la revue Lacerba, le groupe considérait qu’il parlait en conformité avec l’orthodoxie du mouvement, tout en y contribuant, et qu’il propageait ses conceptions. Il n’en demeure pas moins que le groupe dirigé par les fondateurs de Milan s’en est dissocié et que la revue a perdu son statut de revue officielle du futurisme, avant de disparaître, sauf une brève reprise en 1922 (1973 p. 21). Le pari de Papini fut un échec et Marinetti conserva un prestige suffisant pour qu’une nouvelle revue s’associe à lui et devienne l’organe officiel du mouvement, Italia Futurista (1971 p. 21). Si l’on compare le nombre de manifeste à la date du schisme, Papini n’a que 6 publications directement associées au futurisme à opposer aux 14 de Marinetti, dont voici la liste : Fondation et Manifeste du Futurisme (1909), Tuons le clair de lune (1909), Discours futuriste aux Vénitiens (1910), Contre l’art anglais (1914), Manifeste technique de la Littérature futuriste (1912), Supplément au Manifeste technique de la Littérature futuriste (1912), Imagination sans fils-Mots en liberté (1913), La splendeur géométrique et mécanique et la sensibilité numérique (1914), Manifeste des Auteurs dramatiques futuristes (1911), Le Music-Hall (1913), Le Théâtre futuriste synthétique (1915), A bas le tango et Parsifal (1914), Lettre ouverte au futuriste Mac Delmarle (1913), Lettre circulaire aux journaux (1910) (1973 p. 444). Bien que le lien de corrélation ne soit pas direct, mais partiel, n’importe quel manuel d’histoire de la littérature nous apprendra l’importance centrale de Marinetti dans le courant futuriste. On peut, à raison, considérer que le nombre des imprimés a joué un rôle dont l’importance demeure difficile à saisir, mais indéniable. Étant donné que la sphère de production restreinte évolue de manière plus autonome et que les productions qui en émanent s’adressent aux pairs, on peut postuler que l’organisation de ce secteur du champ répond à un modèle de cooptation, ce qui expliquerait l’importance du nombre, lequel permet de rejoindre plus de pairs.
Le deuxième cas que nous allons considérer sera celui de Khlebnikov et de l’émergence du LEF, simultanément à un nouveau positionnement de Maïakovski. Ce renouvellement du cubo-futurisme qui a mis à l’avant-scène Maïakovski a fait en sorte que l’on considère souvent celui-ci comme le chef, ou le fondateur, du cubo-futurisme aujourd’hui. Un changement d’orientation complet s’opère lors de la disparition de Khlebnikov, en 1922, le cubo-futurisme triomphant s’engage à gauche en créant une nouvelle entité, le LEF (front gauche de l’art), dirigé par Maïakovski (1971 p. 123). Avec la fondation du LEF, en 1922, le front gauche de l’art, qui acquière son prestige grâce à l’ancienneté du poète dans le courant (introduit dans le groupe dès 1911 par Bourliouk (2008 p. 37)); lorsque celui-ci quitte en 1928, c’est la fin du groupe et de la revue. Voilà la situation en 1922, lors de la création du LEF, en suivant les deux paramètres que nous avons circonscrits : l’ancienneté et le nombre de publications.
Khlebnikov (1885-1922) : ancienneté la plus grande (antérieure à 1912); 8 manifestes avant 1922.
Kroutchonykh (1886-1968) : Mondealenvers coécrit avec Khlebnikov en 1912 (premier recueil futuriste (1989 p. 15); 7 manifestes.
Maïakovski (1893-1930) : Une Gifle au goût public 1912 (premier manifeste de l’Hylaea); 4 manifestes.
Bourliouk (1882-1967) : Une Gifle au goût public 1912; 4 manifestes; Vit aux Etats-Unis à partir de 1922.
Les quatre agents précédents furent les signataires du premier manifeste de l’Hylaea et telle était leurs situations en 1922. En nous en tenant à nos paramètres, il n’y a que deux candidats pouvant succéder à Khlebnikov dans la position de chef de l’avant-garde : Kroutchonykh et Maïakovski, qui ont tous les deux une ancienneté et un nombre de publications élevés. La position prépondérante de Khlebnikov dans le champ littéraire répond à notre hypothèse : il est le plus ancien publicateur et le plus prolifique. Le champ se cristallise jusqu’à sa mort, il occupe la position la plus prestigieuse dans la sphère de production restreinte; à sa mort, une place est vacante et il y a restructuration du champ. Suivant nos implications, Kroutchonykh devait succéder à Khlebnikov; il participera au LEF mais la position la plus avantageuse au plan du capital symbolique revient à Maïakovski (1971 p. 123). La mort de Khlebnikov a mis le champ en suspension et il s’est développé une restructuration répondant à notre hypothèse. Il faut d’abord mentionner la fusion des groupes futuristes préexistants, phénomène qui a brouillé les cartes. L’invention du LEF prend source chez un ami intime de Maïakovski depuis 1915, Ossip Brik (1971 p. 107), qui signe seul Drainage de l’art en 1918 et fonde la revue L’Art de la Commune à la même date (1971 p. 60). Cette revue, qui parait de 1918 à 1919, sera codirigée par Maïakovski et on y esquissera la plupart des principes du futur LEF (1971 p. 121). Des deux fondateurs de la nouvelle tradition, Maïakovski est celui qui a les publications les plus anciennes et les plus nombreuses; un jalon est posé pour une nouvelle structure du champ littéraire. Pendant ce temps, Kroutchonykh est inactif et se joindra au LEF beaucoup plus tard, assez tard pour que Maïakovski ait atteint un même nombre de manifestes, 7. La première publication du LEF, Programme : pour quoi combat le LEF, est signé par des poètes provenant de diverses branches du futurisme, mais Maïakovski y a la position la plus avantageuse; voici les signataires : Asséev (fondateur du groupe futuriste Centrifuge (1971 p. 105)), Arvatov, Brik, Kouchner, Maïakovski, Trétiakov, Tchoujak (1971 p. 69); tous étaient des journalistes et des intellectuels ne jouissant pas d’un grand capital symbolique, sauf Asséev, dont la centrifugeuse est le dernier groupe futuriste en date. Nous voyons donc que nos deux paramètres rendent compte de la structuration du champ et que l’imprimé, parce qu’il marque l’antériorité et que l’antériorité place avantageusement l’agent dans le champ des capitaux symboliques, à l’instar du nombre d’occurrences, permet d’accroitre le prestige de l’agent
L’imprimé établit une nouvelle orthodoxie, une nouvelle tradition et elle permet une contestation du pouvoir symbolique à ses intervenants : Les revues futuristes
À partir de Milan, Marinetti entretient une correspondance importante avec plusieurs groupes avant-gardistes dont l’instrument de diffusion est souvent la revue. Les revues officiellement futuristes furent nombreuses (1973 p.20); voici celles qui furent les plus importantes:
1) Poesia : Revue fondée par Marinetti en 1905, à Milan. Luxueuse, la revue mensuelle publia un grand nombre de poètes français, avant de devenir l’organe du mouvement en 1909. Elle cesse de paraitre en 1909, mais Marinetti conserve le sigle éditorial dans ses publications futuristes. Poesia fut rééditée en 1920, le temps de cinq numéros, comme revue futuriste. Avant 1909, elle fut le lieu d’une enquête sur le vers libre (1985 p. 8), forme qui correspondait aux pratiques de la sphère de production restreinte, jouissant du plus grand capital symbolique (1985 p. 18). La grande place accordée aux poètes français recoupe aussi cet enjeu, la modernité étant vue comme un produit français et la littérature française jouissant d'un grand prestige en Italie; cela laisse penser qu’en prenant position dans les débats qui les animent, la revue et Marinetti acquirent le prestige dont ils jouissaient. En effet, Marinetti rejeta l’esthétique du Parnasse qui occupait alors une position privilégiée dans la sphère de production restreinte (1985 p.8), en France comme en Italie, où le mouvement de la Scapigliatura proposait une sorte d’amalgame entre le symbolisme et le décadentisme tout en nourrissant une aspiration moderniste (1985 p. 18).
2) Lacerba : Revue fondée par Papini et Soffici en 1913, à Florence. Elle fut l’organe officiel du mouvement jusqu’en 1915, tout en étant la revue d’avant-garde la plus lue à l’étranger. Sa renommée fit en sorte qu’en 1919, à Bologne, on créa une revue parodique, Laghebia (1973 p. 21), qui empruntait une iconographie de Lacerba, allant des tableaux de Carrà, Soffici, Magnelli, Severini, jusqu’à la Nature morte avec «Lacerba» (1913) de Picasso. Une brève reprise eut lieu en 1922. Le prestige du bimensuel entraina peut-être la dissociation critique des deux fondateurs, lesquels signèrent, avec Palazzeschi, le manifeste Futurisme et Marinettisme, en 1915, dans leur revue (1973 p. 400). C’est le pôle orthodoxe du futurisme qui, là, se dissocie de la personne de Marinetti et de ses écrits, formant l’orthodoxie futuriste jusque-là. Le schisme se fait par le biais de l’imprimé, sous le prestige symbolique dont le nom de la revue étant garant. Au fur et à mesure que l’avant-garde se consolide dans le champ culturel, l’imprimé futuriste s’adressera à l’orthodoxie futuriste et les manifestes se répondront, les agents les produisant ayant acquis un capital symbolique suffisant pour assurer une autorité au discours qu’ils proposent comme un nouveau point d’ancrage, une nouvelle référence, une nouvelle orthodoxie et une nouvelle structuration du champ où ils jouissent d’un capital symbolique supérieur aux auteurs précédents ayant mis en place une tradition où ils avaient le haut du pavé.
L’imprimé reflète les champs littéraires qui jugent selon une vision de la littérature déterminée et avec l’autorité dont celle-ci jouit dans le champ: Imprimés et réception du futurisme
Giovanni Lista propose une sélection d’articles critiques, de comptes-rendus de la presse. Bien que son échantillonnage ne soit pas scientifique, nous allons parcourir ces critiques en nous demandant si elles sont bonnes, mauvaises, ou neutres; nous serons ainsi en mesure d'avoir une image des diverses forces en présence dans l'institution française, d’où résulte un refus du futurisme (1985 p. 148-237), et nous pourrons ensuite voir comment se développe le discours critique dans le temps et interpréter le poids des mauvaises et bonnes critiques selon le camp d’où elles proviennent. Il ressortira de cette étude que l’échec de l’implantation du futurisme en France résulte d’une réaction critique des organes et auteurs de l’art bourgeois, le secteur du champ littéraire qui unit la sphère de production restreinte avec l’art reconnu par le secteur institutionnel.
auteur et revue
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sphère littéraire
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appréciation critique
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Jean Royère, Écrits pour l’Art, 1905, Paris
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AB
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Neutre
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Pierre Quillard, Mercure de France, 1908, Paris
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SPR
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Bonne
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Jules Romains, Les Guêpes, 1909, Paris
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AB
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Mauvaise
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Alexandre Mercereau, Bulletin du Théâtrede l’œuvre, 1909, Paris-M
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SPR
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Bonne
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Jacques Copeau, Nouvelle Revue Française, 1909, Paris
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AB
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Mauvaise
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Zig, Gil Blas, 1911, Paris
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AB
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Mauvaise
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M.-C. Poinsot, Revue d’Europe et d’Amérique, 1911, Paris
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AB
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Neutre
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Jean Azaïs, Arts et Lettres, 1911, Toulouse
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SPR
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Neutre-Bonne
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Louis Estève, Arts et Lettres, 1912, Toulouse
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AB
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Neutre-Bonne
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André Salmon, Paris-Journal, 1912, Paris
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SPR
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Neutre-Bonne
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André Warnod, Comoedia, 1912, Paris
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SPR
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Bonne
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Edouard Helsey, Le Journal, 1912, Paris
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AB
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Mauvaise
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Gustave Kahn, Mercure de France, 1912, Paris
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SPR
|
Bonne
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A. Cartault, La Revue du Mois, 1912, Paris
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AB
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Mauvaise
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J. d’Aoust, Livres et Arts, 1912, Paris
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AB
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Mauvaise
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Berthe Dalaunay, Arts et Lettres, 1912, Toulouse
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AB
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Mauvaise
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Adolphe Dervaux, Arts et Lettres, 1912, Toulouse
|
AB
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Mauvaise
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Georges Palante, Mercure de France, 1912, Paris
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SPR
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Bonne
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M. Ivanov, Temps nouveau, 1913, Saint-Petersbourg
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AB
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Mauvaise
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Tabarant, L’Action, 1913, Paris
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AB
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Mauvaise
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Léon Groc, Excelsior, 1913, Paris
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AB
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Mauvaise
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Gustave Kahn, Mercure de France, 1913, Paris
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SPR
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Bonne
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Giovanni Papini, Mercure de France, 1914, Paris
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SPR
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Bonne
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Paul d’Orlan, Mercure de France, 1919, Paris
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SPR
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Bonne
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Jean Grimod, L’Indépendance Romaine, 1920, Bucarest
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AB
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Neutre-Mauvaise
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Jan Topass, La Grande Revue, 1920, Paris
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AB
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Neutre
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Giuseppe Ungaretti, L’Esprit Nouveau, 1920, Paris
|
SPR
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Bonne
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André Rigaud, Comoedia, 1921, Paris
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AB
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Mauvaise
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Vauvrecy (Amédée Ozenfant), L’Esprit Nouveau, 1921, Paris
|
SPR
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Mauvaise
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Fernand Divoire, L’Esprit Nouveau
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SPR
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Bonne
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R. Belhunaire, Lucifer, 1923, Lyon
|
SPR
|
Bonne
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Paul Husson, Montparnasse, 1924, Paris
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AB
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Mauvaise
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G. Pater, Paris-Journal, 1924, Paris
|
AB
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Mauvaise
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Georges Omer (Roger Vailland ), Paris-Midi, 1929, Paris
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SPR
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Mauvaise
|
Jacques Brissac, Paris-Midi, 1930, Paris
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AB
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Mauvaise
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Boris Arvatov, Ob agitacion nom i poizvostennon iskusstve
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AB
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Mauvaise
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, 1930, Moscou
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Enrico Prampolini, Comoedia, 1932, Paris
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SPR
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Bonne
|
René Julliard, Le Cahier, 1932, Paris
|
SPR
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Bonne
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Claude Roger Marx, Le Jour, 1935, Paris
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AB
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Mauvaise
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Elie Richard, Paris-Journal, 1935, Paris
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AB
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Mauvaise
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Paul Le Flem, Comoedia, 1935, Paris
|
AB
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Mauvaise
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Bonne | Neutre | Mauvaise | Total | |
AB |
0
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5
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19
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24
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SPR |
13
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2
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2
|
17
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Total |
13
|
7
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21
|
41
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Bonne | Neutre | Mauvaise | Total | |
1905
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0
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1
|
0
|
1
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1906
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0
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0
|
0
|
0
|
1907
|
0
|
0
|
0
|
0
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1908
|
1
|
0
|
0
|
1
|
1909
|
1
|
0
|
2
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3
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1910
|
0
|
0
|
0
|
0
|
1911
|
0
|
2
|
1
|
3
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1912
|
3
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2
|
5
|
10
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1913
|
1
|
0
|
3
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4
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1914
|
1
|
0
|
0
|
1
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1915
|
0
|
0
|
0
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0
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1916
|
0
|
0
|
0
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0
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1917
|
0
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0
|
0
|
0
|
1918
|
0
|
0
|
0
|
0
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1919
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1
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0
|
0
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1920
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1925
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1928
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1929
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1930
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1931
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1932
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1933
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1934
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1935
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3
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3
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41
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Suite à notre enquête, il apparaît que la polarisation du champ littéraire dans l’affaire du futurisme répond à une logique inattendue du côté de la réception critique. En effet, notre enquête nous montre que la polarité du champ littéraire n’est pas totalement inverse, ce qui placerait les imprimés appartenant à la sphère de production restreinte au faîte du champ littéraire; mais elle se révèle assez bigarrée, du moins à cette époque et principalement en France. L’art bourgeois, qui occuperait une place intermédiaire dans le champ littéraire, prend une importance insoupçonnée dans l’affaire du futurisme, en régulant le champ de manière à empêcher la pénétration du courant. Les critiques et les conceptions de l’art bourgeois qu’elles véhiculent ont eues raison sur les organes de la sphère de production restreinte, comme le montre sans équivoque le pourcentage de mauvaises critiques de la part de ce secteur, ainsi que l’oubli dans lequel a été relégué le futurisme en France. 79% des critiques émanant des agents de l’art bourgeois sont mauvaises, alors que 76 % de celles provenant de la sphère de production restreinte sont bonnes. Dans notre échantillon, les deux secteurs sont représentés à peu près également : 59% des agents interrogés se rattachent à l’art bourgeois et sont le fruit de gens bien intégrés au champ culturel français, contre 41% provenant de la sphère de production restreinte; ce n’est donc pas l’omniprésence des agents d’un parti ou de l’autre qui fut déterminante pour la diffusion du futurisme. Mais nous pouvons croire que c’est la force des agents en place, bien consolidés dans leur champ respectif, principalement le champ français. Notre troisième tableau montre également que certaines périodes, dont celle de la Grande Guerre, ont opposé un silence critique au futurisme. Entre 1914 et 1918, le futurisme n’a eu qu’une seule critique, soit 2 % de l’échantillon. L’absence d’imprimés a certainement freinée la diffusion du courant. Avant la Seconde Guerre, de 1924 à 1935, il y a assez peu de données, 10 entrées, soit 24 %, dont 8 sont mauvaises, soit 80%. On retrouve cette concentration dans la période s’échelonnant de 1905 à 1910, où nous trouvons 5 entrées, soit 12 %. La période où le futurisme jouit du plus de visibilité s’étend de 1911 à 1913, elle comprend 17 entrées, dont 9 sont mauvaises, soit 53%. En conséquence, en 1913, paraissent deux manifestes, qui signent deux adhésions en France au mouvement : celui de Delmarle, Manifeste futuriste à Montmartre (1913), et celui d’Apollinaire, L’Antitradition futuriste (1913) (1973 p. 119-121). Valentine de Saint-Point publie aussi ces manifestes : Manifeste de la Femme futuriste (1912), Manifeste futuriste de la Luxure (1913), La Métachorie (1914) et Le Théâtre de la femme (1915) (1973 p. 446). Un lien de corrélation semble poindre entre la réception critique et la diffusion du futurisme en France, lieu où sont produits la majorité de notre échantillon. Il n’en demeure pas moins que les auteurs appartenaient à la sphère de production restreinte et que leur lien avec le futuriste est ambigu : Apollinaire n’adhère qu’à l’antitraditionnalisme prôné par le courant; Valentine de Saint-Point et Delmarle cesse de publier en s’associant directement au futurisme après la période où nous avons constaté une grande concentration de textes critiques, soit de 1911 à 1913. Le dadaïsme et différentes avant-gardes ont plutôt été institués par les organes de consécration, répondant ainsi au jugement des agents de l’art bourgeois, qui, de ce fait, semble avoir eu une position prédominante dans le champ.
Conclusion
- L’imprimé sert à acquérir un capital symbolique, pour les agents.
- L’imprimé a pour rôle d’établir une nouvelle orthodoxie, ou tradition, permettant de contester la distribution du pouvoir symbolique.
- L’imprimé est porteur d’une vision de la littérature et elle est le reflet du champ littéraire en place, duquel elle défend ou conteste la structure.
Hyp 1Les agents acquièrent leur capital symbolique par l’imprimé qui leur procure reconnaissance et visibilité
Arg 1Les agent acquièrent l’antériorité historique par la publication d’imprimés et l’antériorité historique augmente leur capital symbolique
Arg 2 Le nombre des imprimés est en corrélation avec le prestige de l’agent dans le champ littéraire
Hyp 2 l’imprimé établit une nouvelle orthodoxie, une nouvelle tradition, et celle-ci permet une contestation du pouvoir symbolique à ses intervenants
Arg 1 Le prestige ou le capital symbolique de l’agent garant de l’orthodoxie est associé à son organe de diffusion
Hyp 3 l’imprimé reflète les champs littéraires qui jugent selon une vision de la littérature déterminée et avec l’autorité dont celle-ci jouit dans le champ
Arg 1L’émergence bloquée du futurisme en France par les agents de l’art bourgeois : étude d’un corpus de critiques