Fabrication de textes

lundi 2 janvier 2012

La Bibliothèque de la Pléiade


La maison Gallimard occupe depuis longtemps une place de prédilection dans le domaine de l’édition française. Ses nombreuses collections tentent de cerner différents publics avec succès, regroupant leurs lecteurs autour de centres d’intérêt divers. Parmi ces collections, la Bibliothèque de la Pléiade occupe une place enviable, par la durée de son existence et par le volume de son lectorat. La collection constitue une sélection d’imprimés qui, comme nous le savons, influence la société, tout en étant influencé, à son tour, par son évolution. Divers bouleversements sociaux se répercutent dans la collection, et la collection incarne des valeurs et des conceptions qui forment une identité sociale. C’est ce que nous allons voir : qu’est-ce que la Bibliothèque de la Pléiade, qu’elles sont les valeurs et les conceptions qu’elle véhicule et comment affecte-t-elle la société, tout en étant affectée par elle. Pour ce faire, nous ferons d’abord un bref historique de la collection, nous verrons les dates importantes, les personnages qui en furent les artisans, ainsi que l’évolution matérielle de cette collection d’imprimés. Ensuite, nous dégagerons les figures dominantes dans l’élaboration de la collection, au point de vue administratif et au point de vue de la sélection, dans l’espoir d’y reconnaître le public théorique dont parle Escarpit. Afin de voir les caractéristiques de ce public, nous serons conduits à analyser les œuvres de Gide et de Baudelaire, en empruntant la lecture de Sartre et sa thèse voulant que le lecteur et l’œuvre possèdent un ensemble de traits communs, que l’on pourrait assimiler à l’idée d’habitus. Nous allons déterminer une identité sociale que la collection serait susceptible de donner en partage à ses lecteurs, lesquels s’identifieraient aux valeurs et conceptions qu’elle véhicule. Finalement, nous verrons comment les événements historiques et les bouleversements sociaux ont agi sur la collection, en relevant les indices d’un nouveau public cible, à travers la place importante de la figure de Malraux, ainsi que par la modification de la sélection.
La Bibliothèque de la Pléiade est un des piliers majeurs de l’édition française. Publiant des œuvres du corpus français et étranger dans une collection luxueuse et commentée, la collection se veut une référence dans le domaine littéraire. Autant de par son contenu complet et recherché que par l’appareil critique qui se développe autour. La collection regroupe non seulement les œuvres d’auteurs français comme Baudelaire, Camus, Voltaire, Proust ou encore Verlaine, mais aussi des auteurs majeurs des littératures mondiales comme Shakespeare ou Cervantès. Les barrières nationales s’éloignent d’autant plus considérant la publication d’écrits philosophiques taoïstes, de livres saints ou d’anciens textes sanskrits. Ainsi, la Bibliothèque de la Pléiade représente, en quelque sorte, une consécration, une intemporalité pour les auteurs qui s’y voient publiés; une certaine reconnaissance littéraire. Très majoritairement offerte posthume, quelques auteurs ont tout de même jouis de cette reconnaissance de leur vivant : André Gide, Eugène Ionesco, Claude Lévi-Strauss, André Malraux, Nathalie Sarraute et quelques autres dont l’œuvre s’est vu jugée incontournable.
Créée en 1931 par Jacques Schiffrin, la Bibliothèque de la Pléiade est toujours très active de nos jours. Comptant quelques «cinquante-six volumes […] publiés de 1931 à 1939, concernant une trentaine d'auteurs, en majorité des Français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles » la collection compte aujourd’hui environ 530 titres, labeur de 195 auteurs, à raison d’environ 11 nouveaux titres par année. Dans la seule optique de mesurer l’ampleur de la diffusion, il est intéressant de savoir que Gallimard arrondi ses ventes annuelles autour de 310 000 exemplaires, pour un total de 6 millions depuis l’apparition de la collection en 1931.
Né en 1894, à Bakou, capitale de la république d’Azerbaïdjan dans l’ex-Russie, Jacques Schiffrin, s’installera à Paris après la Première Guerre. Il y fondera, en 1923, les Éditions de la Pléiade/J. Schiffrin & Cie. Publiant de luxueux livres d’auteurs français et russes, il établira en 1931 une nouvelle collection alors intitulée : la Bibliothèque reliée de la Pléiade. Il souhaitait alors répondre à cette
fraction du public lettré qui, désirant posséder les oeuvres essentielles de la littérature éditées d'une manière irréprochable, des textes parfaitement établis et enrichis des dernières recherches de la critique, n'a cependant ni les moyens d'acheter des volumes coûteux, ni la place de loger des éditions volumineuses : public de professeurs, d'artistes, d'étudiants.

Le défi n’est pas simple. Il doit ainsi
enfermer plusieurs, et même parfois toutes les oeuvres d'un écrivain classique dans un volume de petit format, de faible épaisseur, renfermant pourtant nécessairement un nombre considérable de pages, couvertes elles-mêmes d'un grand nombre de lignes qui ne cessassent point malgré tout d'être parfaitement lisibles. La présentation devait en outre en être élégante et soignée (il s'agit d'un de nos premiers éditeurs d'art...) et le prix modique.

Schiffrin en vient alors à s’imposer une matérialité particulière afin de répondre à tous ces critères de lisibilité et d’élégance. Quoique beaucoup moins volumineuses que les éditions actuelles, les Pléiades sous Schiffrin avaient déjà l’aspect (reliure, papier, typographie), mais aussi le contenu tels qu’on les connaît aujourd’hui (œuvres complètes). De la création de la collection en 1931 à son relais chez Gallimard, officiellement en 1934, une douzaine de titres avaient déjà parus sous Schiffrin : des oeuvres comme celles de Baudelaire, Racine, Voltaire, Musset, Poe ou Stendhal.
Parallèlement à la création de son Édition,
Schiffrin implantera, vers 1925, la société des Amis de la Pléiade, un regroupement littéraire ayant pignon à Paris. L’idée demeurera puisque, officiellement en 1999, le Cercle de la Pléiade est créé. Cette dernière extension de la collection est en fait un moyen pour l’éditeur de demeurer en contact avec son lectorat via la poste et l’internet. Les lettres de la Pléiade, «[b]ulletin[s] périodique[s] de liaison du Cercle de la Pléiade» , sont distribuées depuis 1999 et relatent autant l’histoire de la collection que ses faits cocasses ou ses conditions de fabrications. Ces lettres sont accessibles au grand public sur le www.cercle-pleiade.com et constituent, pour l’établissement de cet historique, une richesse d’informations. De plus, c’est une véritable communauté qui s’est regroupée autour de la collection pour en affecter l’évolution dans le temps. Attiré par un contenu riche ou une matérialité luxueuse, un lectorat s’identifie à La Bibliothèque de la Pléiade. Ce lectorat est réel et imposant : le Cercle de la Pléiade compte environ 30 000 membres.

Dans une lettre à ses membres, le Cercle de la Pléiade annoncera la publication de la Correspondance entre André Gide et Jacques Schiffrin. Aux premières lignes du communiqué, on rappelle au lecteur l’antécédente parution d’un article intitulé «Mon ami Schiffrin», «indiquant par là que se jouait, dans ce dialogue fervent entre l’auteur de La Porte étroite et le fondateur de la collection, un épisode déterminant de la geste éditoriale de la Pléiade.» Schiffrin, père de la Pléiade et directeur jusqu’en 1941, aurait puisé beaucoup à cette amitié. Dans cette même lettre au lecteur, le Cercle pose la question : «Dans quelles circonstances cette amitié était-elle née et comment avait-elle pu agir sur le parcours professionnel de Jacques Schiffrin ?» et du même coup sur celui de la collection.
Au milieu des années 20, Schiffrin, sous les Éditions de la Pléiade/J. Schiffrin & Cie., publiait des œuvres d’auteurs français et russes dans de luxueux livres illustrés. Il travaillait alors avec certains collaborateurs proches de la Nouvelle Revue Française. André Gide, fondateur de cette NRF chez Gallimard, cosignera d’abord une traduction nouvelle de La dame de Pique de Pouchkine pour Schiffrin puis, quelques temps plus tard, lui confiera certains de ses textes. Peu à peu rapprochés par le travail, Gide suivra attentivement l’évolution de Schiffrin et, du même coup, de cette nouvelle collection intitulée : La Bibliothèque de la Pléiade. «[P]our Gide, la Pléiade était une innovation éditoriale remarquable». Charmé par l’aspect portatif et l’allure élégante de la collection, ce dernier n’hésitera pas à la vanter, voire l’imposer chez Gallimard, lorsque, dépassé par l’entreprise, Schiffrin sera contraint à trouver de nouveaux capitaux. Après de longues négociations, «Gide obtint finalement de Gaston Gallimard la reprise de la collection par la N.R.F., s'assurant que Schiffrin en restât le directeur ; un contrat fut signé le 31 juillet 1933 et les libraires apprirent la nouvelle à la rentrée 1933.» Schiffrin en demeurera à la tête jusqu'en août 1941, où, victime de l’antisémitisme, il s’exilera aux États-Unis.
En 1938, André Gide confiera à Schiffrin la première édition globale de son Journal et, du même coup, deviendra le premier des «modernes» à se voir publier sous la Pléiade, de son vivant.
La relation entre les deux hommes n’est pas d’intérêt strictement professionnel. Le même article relate le dépouillement de correspondances datant de cet exil de Schiffrin en Amérique. Mêlant labeurs et amitiés, une soixantaine de lettres auraient été rédigées entre 1941, son exil, et 1950, l’année de sa mort. Certaines d’entre elles sous-entendent que cet exil « [n’aurait été] possible que grâce au soutien pécuniaire et logistique de Gide.» Pour le Cercle de la Pléiade, cette abondante correspondance se veut le reflet d’une «vive amitié, fidèle et attentive, généreuse et féconde.»
Dans ce grand souci de confort à la lecture à travers la possession d’un objet complet, norme depuis toujours imposée à la collection, une autre des lettres du Cercle de Pléiade décrit ainsi le chantier entourant l’élaboration d’une Pléiade :
« Fabriquer » un volume de la Pléiade, c'est transformer en un livre maniable et élégant un manuscrit (en fait un « tapuscrit ») qui pèse plusieurs kilos et peut être haut de plus d'un mètre...

On le devine bien, un travail monstre est nécessaire afin de confiner toute l’œuvre d’un auteur dans une Pléiade, sans compter toutes les règles que la collection s’impose. Ainsi, au-delà le tri des textes et l’appareil critique élaboré parallèlement, la Bibliothèque de la Pléiade utilise, entre autre, une typographie qui lui est propre, «le caractère de la Pléiade, le Garamond du roi» Standardisé dans toutes les œuvres depuis l’apparition de la collection, l’emploi de cette police est une obligation dans la perpétuation de la tradition. Quelques ligatures entre certaines lettres ajoutent à l’esthétisme de la typographie. Effectivement, «[l]a Pléiade possède son propre protocole typographique, qui est appliqué à tous les volumes, mais ne doit pas gommer les particularités de chaque oeuvre.» Dans des œuvres où la disposition des lettrages influence la compréhension ou modifie l’esthétique, par exemple dans Les Aventures d’Alice au pays des Merveilles de Lewis Caroll, publié chez la Pléiade, lorsque Alice discute avec la Souris, le mouvement des lettres démontre à quel point Alice est étourdie et n’écoute pas son interlocuteur. Afin de conserver la valeur d’origine du texte de Caroll, le juste maniement de la typographie est primordial.

Mais c'est sans doute le choix du papier qui demeure, pour la majorité des lecteurs, l'emblème de la Pléiade. Voile de papier, le Véritable Bible 36 grammes offre l'avantage d'allier finesse et solidité. Afin d'en atténuer la transparence, et donc de faciliter la lecture, les papetiers y ajoutent un agent opacifiant.

Une recherche de l’intemporalité dans l’art caractérise cette sélection particulière de la matière. Elle garantie au collectionneur une meilleur conservation de cet objet précieux que devient l’exemplaire de la Pléiade. Ces règles de fabrication imposent des attentions particulières. Par exemple,

Compte tenu du faible grammage du papier utilisé, et de son opacité réduite, une attention particulière est portée au respect du registre, c'est-à-dire à la superposition exacte de la zone imprimée des pages qui se trouvent sur un même feuillet (l'une au recto, l'autre au verso). Chaque ligne du recto doit correspondre à une ligne imprimée au verso, afin que les interlignes demeurent blancs. Là encore, le confort de lecture est en jeu.

Cette même finesse du papier oblige à coudre chacun des cahiers, reliures d’environ trente-deux pages, à la machine à l’aide d’un fil textile très fin.

Caractéristique essentielle de la Pléiade, synonyme de luxe qui souvent conduit à manier le volume avec délicatesse et attention, la reliure pleine peau est pourtant une garantie de solidité, sans comparaison avec les reliures « carte » classiques de la majorité des livres publiés actuellement.

Ainsi, la Bibliothèque de la Pléiade s’assure une apparence différente des autres collections, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’œuvre.

Le titre, l'auteur et le décor (filets pour la bibliothèque, étoiles pour l'encyclopédie) sont frappés à chaud, à la feuille d'or 24 carats, au moyen d'un fer à dorer en bronze. Mais il aura fallu, au préalable, atténuer le grain du cuir pour gagner en visibilité : pour ce faire, on écrase la pièce de titre, sorte d'étampe qui marque l'emplacement du titre.


Parallèlement, chaque époque ou catégorie d’œuvre de la Pléiade se voit classer selon une couleur particulière à la couverture. Par exemple, les œuvres de l’Antiquité ont le cuir vert antique, du Moyen- Âge, violet, du XVIe siècle, corinthe et ainsi de suite. Pareillement, les livres de religion, les encyclopédies ou les anthologies ont des couleurs distinctes, indifféremment de leurs époques. Tout cela constitue «[a]utant de détails qui font qu'une Pléiade aura toujours un air de famille avec les autres volumes de la collection, et qu'elle ne ressemblera à aucun autre livre.»
Lorsque Gallimard achète la collection de la Bibliothèque de la Pléiade sous l’impulsion d’André Gide, c’est d’un personnage jouissant d’un grand prestige dans le champ littéraire français que l’éditeur se fait la voix. Clairement, cet auteur a atteint le sommet de son influence et, par sa participation active dans la production de son temps, il est toujours partie prenante de la sphère de la création dont les produits se meuvent entre l’art bourgeois et la sphère de production restreinte. Gide naquit en 1869, ce qui a pour effet de l’inscrire dans une certaine vision de la littérature qui se développa autour de lui et, en tant que producteur et lecteur, l’influença. À sa naissance, le symbolisme ambiant, propulsé par les œuvres de Baudelaire et de Rimbaud, engendra de nombreux courants qui lui sont rattachés par une parenté manifeste, à laquelle les écrits de Gide participent. Ce dernier atteignit la quarantaine lors de la Belle époque (1890-1914), un temps de bonne humeur, de liberté et d’insouciance. Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Allais et Jarry firent de ce moment un des plus beaux de l’histoire de la littérature française; ils ouvrirent la voie à dada et au surréalisme. Entre tous ces courants, une continuité est palpable; Gide, en 1934, avait soixante-cinq ans et représentait sans doute la culture de la Belle époque. Le gros de sa production prend place dans cette période, il eut quarante ans en 1909; une génération nouvelle surgit, alors que l’équipe de Gide, celle des auteurs du IIe Empire (1860-70), s’éteint. Le choix de Schiffrin comme administrateur de la maison Gallimard représente «le caractère personnel et indivisible» indispensable à l’édition et qui gouvernera les relations entre l’éditeur et le public possible de la nouvelle collection . Mais puisque ce personnage n’a jamais formulé ses valeurs et sa vision du monde en un ouvrage quelconque, nous interrogerons l’œuvre de Gide, nous autorisant des affinités diverses que manifeste leurs relations, comme nous l’avons signalé plus haut. En outre, Gide fut aussi le premier auteur contemporain à se voir publier dans la collection, comme nous l’avons vu précédemment. La bibliothèque de la Pléiade, avant son achat par la maison Gallimard s’adressait à un public dont Gide faisait partie : «Comme il est question d'un des poèmes en prose de Baudelaire et que Gide a précisément l'édition de Schiffrin dans sa poche, il relit à haute voix les premières phrases de ce poème et nous regarde, les yeux brillant de plaisir» . Les choix de la collection, en tentant de cerner un public par un certain nombre de décisions, que nous verrons plus loin, avaient rejoint un auteur primé et représentatif d’une certaine vision de la littérature et du monde, à laquelle nous avons heureusement accès par l’analyse de son œuvre, puisque cette dernière met en scène un système de valeurs et un ensemble d’habitus commun au lecteur et à l’auteur que l’analyse de Sartre nous permettra de découvrir. C’est Schiffrin qui sera à la source du jugement de fait sur les désirs du public possible et du jugement de valeur sur le goût du public, en regard de son système esthético-moral; de plus la fabrication, les caractéristiques matérielles cernent un public théorique dont Gide, d’après son intérêt et les pressions qu’il fit pour que la direction de Gallimard achète la collection de Schiffrin, représente le lecteur idéal. Gide partage les mêmes habitus, la même culture qu’une part de la société française qui s’est déjà reconnue dans son œuvre, ce qui implique un certain nombre de conséquences que nous verrons plus tard, lorsque nous tenterons de cerner les caractéristiques sociales de ce groupe dont Gide se fait porte-parole, en tant qu’écrivain. Les besoins du public théorique de la collection correspondent aussi à un échantillonnage d’écrivains qui sera à la charge de Schiffrin, jusqu’en 1941, et qui enchantera l’auteur des Caves du Vatican, qui y retrouvera un bassin d’auteurs correspondant à ses goûts. Le premier auteur publié dans la collection sera Baudelaire; cette œuvre est déjà en relation avec un public qui se reconnaît en elle et que l’éditeur veut incorporer au public de sa collection. Nous tenterons donc de dégager les convergences entre le public de Gide et celui de Baudelaire, puisque ce sont deux figures importantes et déterminantes pour la collection; l’un, en tant que voix de la personnalité de Schiffrin, celle qui est indispensable à tout acte d’édition et indivisible, mais aussi celle du public cible de la collection à ses débuts; l’autre, en tant que premier auteur du catalogue, dont la sélection dans l’échantillonnage en premier lieu en fait un symbole; en quelque sorte, cette sélection pourrait être vue comme une technique publicitaire, puisqu’à la création de la collection, l’attention publique converge et que tout de suite on tente de rejoindre un public cible, qui ici se confond avec celui de Baudelaire; on manifeste ainsi ce qui fait la raison d’être d’une collection, une ligne directrice, un centre d’intérêt, un principe unificateur .
Afin de parvenir à dégager les caractéristiques sociales du public de la collection de la Bibliothèque de la Pléiade, nous allons interroger ces deux œuvres de deux écrivains qui furent des piliers pour cette collection, s’autorisant des théories de Sartre, lequel affirme, dans Qu’est-ce que la littérature, que dans une œuvre littéraire, il y a recours «à des habitudes de la sensibilité, de l’imagination et même de la perception, à des mœurs enfin et à des valeurs reçues, à tout un monde que l’auteur et le lecteur ont en commun ». Conception que nous pouvons rapprocher de la notion d’habitus de Pierre Bourdieu :
Dans la mesure où ces dispositions font système, l’habitus est à l’origine de l’unité des pensées et actions de chaque individu. Mais, dans la mesure où les individus issus des mêmes groupes sociaux ont vécu des socialisations semblables, il explique aussi la similitude des manières de penser, sentir et agir propres aux individus d’une même classe sociale.

Comme nous l’avons vu, Gide et Baudelaire partagent une vision de la littérature assez similaire, puisqu’ils s’inscrivent dans des courants qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent. Dans cette lettre, l’affinité profonde entre les deux auteurs est manifeste :
1 bis, rue Vaneau
Littré 57-19
21 novembre 1931
Cher Ami,
Votre petit Baudelaire me ravit : c’est une
merveille de présentation. L’appareil critique à la
fin du volume est précieux. C’est décidément
votre Baudelaire que je prendrai dans ma valise
comme compagnon de voyage, de préférence à
toute autre édition. Je ne l’ouvrirai pas sans
penser à vous.
Merci de tout coeur.
Bien affectueusement votre
André Gide
Qu’en est-il du reste? Est-ce que d’autres convergences sont envisageables entre les œuvres et les publics auxquels elles s’adressent? C’est ce que nous tenterons de déterminer en suivant l’analyse que Sartre a faite de ces deux œuvres et de ce qui les entourait. Débutons par André Gide. Le héros des Nourritures terrestres est un blanc, un aryen, un riche, l’héritier d’une grande famille bourgeoise qui vit à une époque relativement stable et facile . En outre, Sartre découvre dans les livres de Gide une éthique réservée à l’écrivain-consommateur, dont les actes gratuits ne visent qu’à faire de lui un écrivain-gentilhomme, qui dépense, dilapide sa fortune, vole et accorde la primauté à son bien-être, se refusant à tout compromis sur son plaisir . Toute cette insouciance des héros gidiens s’autorise d’une association entre la beauté et la consommation pure, association à laquelle Gide adhère, après que Baudelaire l’est posée, comme nous le verrons plus loin. Fait fort éloquent, la morale de l’instantanéité et de l’acte gratuit perdure de Baudelaire à Gide, avant d’être reconduite par le surréalisme qui sévit concurrament à la création de la Bibliothèque de la Pléiade . Ce qui distingue Gide du symbolisme et du surréalisme, c’est une tentative de réconciliation entre le public bourgeois et l’écrivain. L’œuvre de Gide tend à étendre l’aristocratie symbolique, que l’écrivain a conquise au XIXe siècle, à la bourgeoisie entière . On voit cette relation entre Gide et la bourgeoisie dans le format de la collection, laquelle se constitue un corpus d’auteurs, dont le premier est un héraut méprisant la société bourgeoise et ses valeurs; par un luxe standardisé, le volume dispendieux entre dans la logique de la consommation pure, laquelle constituerait une esthétique et la marque d’un aristocratisme parasitaire qui était refusé aux bourgeois jusque-là. Il est à noter que la collection changera dans son échantillonnage et dans son format. L’imposant appareil critique renoue avec l’utilitarisme bourgeois, en s’adressant à des savants pour qui la littérature n’est pas une fin, mais l’objet d’un recherche, ce qui intègre les lettres dans une logique de la productivité. Quant à Baudelaire, Sartre ne fut jamais doux avec lui, mais comment aurait-il pu l’être, lui qui, tout en prônant une littérature engagée et en soutenant une ressemblance intime entre l’auteur et le lecteur, fut un des seuls écrivains à pouvoir se produire durant l’Occupation et le gouvernement de Vichy, avant de se faire le bon dieu des prolétaires et de la démocratie? Baudelaire, disciple de Gautier, était vendu à l’idée de l’art pour l’art, ce qui eut pour effet à long terme de produire une séparation entre le temporel et le spirituel, des conséquences de son influence marquante dans le domaine des lettres et dans la société, dont la littérature devrait être le reflet, selon Sartre. Cela fut la source de l’émergence d’une aristocratie parasitaire constituée d’écrivains, dont Sartre voit le modèle en Baudelaire. Voici la description de ce nouvel aristocrate des lettres : «il ne lui suffit pas d’être inutile, comme les courtisans de l’Ancien Régime, il veut pouvoir fouler aux pieds le travail utilitaire, casser, brûler, détériorer, imiter la désinvolture des seigneurs qui faisaient passer leurs chasses à travers les blés mûrs [(qui place son plaisir au-delà de tout autres valeurs)]. Il cultive en lui ces impulsions destructrices dont Baudelaire a parlé dans le Vitrier. » On voit que Sartre dégage une idéologie commune à Baudelaire et à Gide, tout en soutenant que l’auteur partage un ensemble de données culturelles et d’attributs sociaux avec son lecteur. Ces lecteurs, étant nombreux, forment une microsociété, laquelle se confond avec le public cible de la collection, en 1934. Une certaine conception du spirituel et de la beauté est soutenue par les deux figures importantes de nos auteurs. Voilà l’esthétique que Sartre découvre dans ces œuvres : «La perfection dans l’inutile, bien entendu, c’est la beauté. De ‘l’art pour l’art’ au symbolisme, en passant par le réalisme et le Parnasse, toutes les écoles sont d’accord en ceci que l’art est la forme la plus élevée de la consommation pure. (p. 160)» Le luxe, en tant qu’agrément non-nécessaire, ainsi que l’affirmation du plaisir comme valeur, chez les artistes, disciples de Baudelaire, -qui, comme des aristocrates, font passer leur chasse ou leur agrément avant les intérêts rationnels et pécuniaires que procure la récolte du blé en écrivant des livres inutiles, - se trouve promu dans le programme de la collection : «Une condition : ne pas être l’ennemi de son plaisir. À ceux qui accordent à cette valeur décriée – le plaisir – ce qui lui est dû, la Pléiade offre une bibliothèque susceptible de les accompagner leur vie durant. » L’adoption du plaisir comme valeur renvoie à une conception de la littérature non-utilitaire et non-engagée; un art qui n’a pour fin, en premier lieu, d’être un agrément, une ornementation inutile. Au chapitre du luxe, voici la description des matériaux utilisés : « Tous les livres de la collection sont imprimés en garamond, sur papier bible, et reliés en pleine peau dorée à l’or fin. »
On peut souligner deux autres points remarquables dans l’introduction. Tout d’abord, l’assimilation de l’art et du religieux ne fait aucun doute, pour peu que l’on considère les termes qui servent à le décrire : « Dans le temple du théâtre Phèdre a aujourd’hui la place du lustre. » Ceci, évidemment, correspond à cette cléricature des écrivains depuis la séparation du temporel et du spirituel, depuis les écrivains maudits, dénoncée par Sartre. S’ajoute à cela une vision de l’art qui rejette toute forme d’engagement, sauf celui de ravir son lecteur, comme nous l’avons vu plus haut, avec la détermination du plaisir comme valeur première. Nous sommes assez près d’une définition baudelairienne de l’art d’écrire. La collection donne accès au spirituel, aux grands textes se trouvant dans des temples, lieux de vénération et de culte. Le dernier point à relever manifeste les pressions de la scène historique et sociale sur la collection, comme on peut le constater dans ce passage, où l’on fait clairement référence à l’Occupation : «Pour que la lumière ne s’éteigne pas, il suffit d’organiser la résistance. » Suite à la Belle époque, celle de la bonne humeur et de l’insouciance, est venue la Seconde Guerre, l’Occupation allemande, passage marquant dans la société française, désormais défaite et amère. En 1931, lors de la création de la Bibliothèque de la Pléiade, le climat était tout autre; c’est pourquoi la négativité et la nonchalance aristocratique des œuvres de Gide et de Baudelaire trouvaient des résonnances profondes dans la société, chez le lecteur. Une littérature gratuite, répondant à une esthétique de la consommation, était largement admise. Mais, on le voit, la référence à l’Occupation nuance l’hédonisme que prime le reste de l’introduction, puisque la résistance est par nature une forme d’engagement. Le climat a changé depuis 1931, et c’est ce changement que Sartre décrit dans l’ouvrage que nous utilisons. Le dadaïsme et le surréalisme illustrent bien la littérature de la négativité d’avant-guerre , cette sensibilité que Baudelaire et Gide partagent et dont ils colorent la collection. La dynamique de réflexion entre l’œuvre et le lecteur, que Sartre a décrite , prend forme. Les lecteurs de l’époque se retrouvent dans le dadaïsme, dans le surréalisme, ce qui est conçu comme une reconnaissance de valeurs, de cultures et de sensibilités réciproques, chez Sartre. Puisque ces éléments proviennent d’une tradition dont Baudelaire constitue une figure dominante et que Gide incarne à cette époque, rendu au sommet de son pouvoir symbolique, comme Sartre le mentionne , il est tout à fait naturel que la collection colorée par ces deux personnalités ait correspondu à la société et qu’elle l’ait influencée, comme le manifeste sa diffusion, sa durée d’existence et son prestige actuel. Toute l’analyse de Sartre portant sur les œuvres de Baudelaire et de Gide, que nous avons exposée plus haut, s’applique ici à l’état de la société qui formait le public cible de Baudelaire et de la Pléiade. Ce sont de ses valeurs que Sartre s’insurge, de ses manières de voir; c’est l’insouciance des auteurs de la Belle époque et de leurs lecteurs; c’est la consommation pure des auteurs surréalistes et de leurs lecteurs. On voit que la collection répondait à un besoin, elle se voulait porteuse d’une vision de la littérature en phase avec l’esprit de négativité véhiculée par ces mêmes auteurs et partagée par ces mêmes lecteurs.
Par son format luxueux, elle affirme le caractère spirituel du littéraire, en faisant du livre un acte de consommation gratuite, puisqu’il n’y a pas d’obligation à acheter un texte dans un tel apparat, lequel constitue une dépense de matière superflue, ainsi qu’un coût non-nécessaire pour l’acheteur; c’est-à-dire deux formes de consommation pure, laquelle est assimilée à l’esthétique, qui, elle, l’est au domaine du spirituel. Cette collection correspond à l’attitude de Gide envers la bourgeoisie : elle affirme le caractère sacré des textes et en donne l’accès, moyennant finance, à une communauté regroupée autour d’elle, y reconnaissant ses valeurs et y puisant une identité sociale. Son coût, par lequel le lecteur aura accès au plaisir, demande une certaine nonchalance d’aristocrate gaspilleur, puisque le luxe matériel et la littérature elle-même sont proclamés inutiles. La collection, comme l’écrivain maudit, s’adresse à un public particulier, une sorte de collège du spirituel , une «société secrète », qui se confond avec la classe dominante, avec un public de spécialistes institutionnels de la littérature. En effet, l’appareil critique de la collection suppose une culture que partage et inculque l’institution littéraire et la classe dominante qui la fréquente. De nombreux jugements de valeur apparaissent dans l’introduction du catalogue et font pendant à ceux de l’institution littéraire française. La Bibliothèque de la Pléiade est en phase avec les autorités instituées par la société. Quand on qualifie les textes de «grands », on fait référence à ceux qui se trouvent dans les anthologies établies par l’institution, ceux qu’elle enseigne et critique; lorsque l’on dit que «les textes sont établis à l’aide des manuscrits ou des documents les plus sûrs », on fait référence à la caution de la recherche érudite et officielle; «les traductions proposées sont nouvelles ou révisées », parce que les recherches mènent à mettre en évidence des lacunes; « [l]es préfaces, des notices et des notes dues aux meilleurs spécialistes », les spécialiste diplômés par l’institution et reconnus par leurs pairs. D’ailleurs, la collection se modifie selon l’évolution des jugements formés dans les établissements d’enseignement, lesquels suivent le cours des bouleversements sociaux. Par exemple, l’intérêt grandissant des universitaires pour la littérature populaire eut pour effet d’intégrer Simenon au catalogue. L’Après-guerre eut aussi des effets; une littérature plus didactique fit son entrée, comme l’œuvre de Sartre ou de Marx. Le public théorique de la collection a changé, suivant en cela les modifications connues par la société. On vise maintenant un lecteur moins esthète, un être qui ait moins l’esprit de négativité (comme le manifeste la place accordée au personnage de Malraux dans l’introduction au catalogue ), formé par l’institution littéraire française, un lettré capable de déchiffrer le texte et son commentaire critique, un individu assez fortuné ou assez insouciant pour assumer le coût des volumes; autrement dit, la collection fait un compromis entre le public de Malraux et celui qui fut son premier, celui de Baudelaire : «le curieux ou le chercheur », «une société secrète de lecteurs, mais dont chacun peut devenir membre » : d’une part, le dilettante hédoniste, d’autre part, le parfait bourgeois républicain, démocrate et érudit. Puisque les institutions d’enseignement supérieur ont eu différents publics, elles aussi, l’appareil critique, qui appelle une culture académique, cible différentes classes sociales, selon l’époque considérée. Au temps où l’enseignement supérieur n’était fréquenté que par la haute bourgeoisie, à l’époque de la création de la collection, ce sont aux membres de cette classe que cet appareil aurait été destiné. Le format, qui date de cette époque, conserve la marque de ce public, mais les textes et le programme de la collection d’aujourd’hui s’adressent aux groupes ayant joui de la démocratisation de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire à toutes les classes sociales.
Pour conclure, nous avons vu comment s’est constituée la collection de la Bibliothèque de la Pléiade. Nous avons vu, ensuite, quelles étaient les figures dominantes dans l’élaboration de la collection, au point de vue administratif et au point de vue de la sélection, dans l’espoir d’y reconnaître le public théorique dont parle Escarpit. Afin de voir les caractéristiques de ce public, nous avons été conduits à nous pencher sur l’œuvre de Gide et de Baudelaire, empruntant la lecture de Sartre et sa thèse voulant que le lecteur et l’œuvre possèdent un ensemble de traits communs, que l’on pourrait assimiler à l’idée d’habitus. Nous avons vu quelle identité sociale la collection tendait à donner en partage à ses lecteurs, qui s’identifient aux valeurs et conceptions qu’elle véhicule. Finalement, nous avons vu comment les événements historiques et les bouleversements sociaux avaient agi sur la collection, en relevant les indices d’un nouveau public cible, à travers la place importante de la figure de Malraux, ainsi que par la modification de la sélection. La Bibliothèque de la Pléiade, influencée par ses lecteurs, évoluera tant que ceux-ci seront en mesure de s’y reconnaitre. Pour ce faire il faudra s’adapter aux mouvements sociaux, aux valeurs présentes dans la société. Souhaitons qu’une dynamique harmonieuse persiste entre la collection et cette société qu’elle tend à cerner par des choix qui lui ont jusqu’ici réussi.




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