Réflexion philosophique et esthétique :
la rupture discursive, afin de circonscrire
l’altérité des choses et des êtres
Dans cette partie, je me propose d’ébaucher
brièvement une poétique et une esthétique qui me sont propres. Dans un premier
temps, je tenterai de modéliser la lecture et le monde du lecteur. Pour ce
faire, j’utiliserai un modèle pouvant rendre compte d’une construction d’une
réalité idéale. C’est pourquoi j’exposerai les conceptions de l’idéalisme
transcendantal de Kant. Il m’apparait, en effet, que le lecteur, en lisant,
emprunte les mêmes processus de modélisation de la réalité. Ceci me permettra
de cerner le rôle essentiellement langagier et discursif de cette
reconfiguration de la réalité.
Suivra une courte exposition de la théorie de
la narratologie, afin de circonscrire le rôle et le fonctionnement du discours
dans le récit, dans le but de contrôler ces processus de construction du monde
du texte chez le lecteur. Tout cela visera à dégager une poétique qui m’est, le
plus possible du moins, propre et personnelle, à travers un concept que je
poserai et qui se nommera la rupture
discursive. La rupture discursive sera alors définie comme le procédé
permettant de confronter des discours différents par toutes sortes de manières,
c’est-à-dire en jouant avec les différentes modalités de rendre une histoire ou
un objet, quel qu’il soit. Ces paramètres seront ceux de la narratologie :
le temps, la distance, la focalisation, le genre, etc., autrement dit tout ce
qui affecte le prisme de la vision à travers lequel le lecteur a accès à la
réalité du monde du texte. Je montrerai comment cela est mis en œuvre dans mon
texte de création.
Toujours dans cette deuxième partie,
j’élaborerai une réflexion esthétique personnelle en y montrant le rôle de la
rupture discursive. Pourquoi utiliser la rupture discursive? Quels en sont les
résultats sur le plan esthétique? Je montrerai que le fait de confronter
plusieurs discours différents produit chez le lecteur, suivant la théorie
kantienne, une sorte d’incertitude quant à la chose décrite. L’élément revêt
alors une certaine forme d’indétermination due aux visions contradictoires et
différentes qui sont présentées au lecteur qui doit par la suite le reconstituer
dans son esprit. Suivant encore l’idéalisme transcendantal, le lecteur a alors
accès à une certaine forme de vérité sur le monde qu’il habite : il se
rapproche de la chose en soi, la véritable nature du monde selon Kant.
Par cette réflexion, j’essaierai en troisième
lieu de faire des liens avec l’esthétique moderne de Baudelaire et son
critère : tirer l’éternel du transitoire, l’infini du contingent. Comment
établir une telle transformation, sinon par la vision elle-même de l’histoire
et de ses éléments? Je montrerai que la rupture discursive, avec sa capacité de
revêtir le monde intradiégétique de cette indétermination, aurait très bien pu
servir à Baudelaire pour arriver à ses fins esthétiques, et comment ma propre
conception de la beauté, comme tension vers la chose en soi, englobe l’idée
baudelairienne de la beauté moderne.
Je montrerai enfin, brièvement, comment la
rupture discursive est présente dans l’œuvre de Thomas Bernhard, une œuvre univoque
comme le Retrait. Je me servirai à cette fin de Maîtres anciens pour conclure ma
réflexion esthétique.
Le plan discursif
dans la philosophie de Kant
Le choix de la philosophie de Kant est motivé
par le fait que l’idéalisme transcendantal définit la réalité comme une
représentation de l’esprit, c’est-à-dire qu’elle est de même nature que le
monde du texte pour le lecteur : une représentation de l’esprit. Les
conceptions kantiennes introduisent un niveau diégétique entre le monde et la
conscience qui le perçoit, comme nous le verrons. Le monde, selon Kant et
l’idéalisme transcendantal, est perçu selon les mêmes modalités qu’une fiction
par le lecteur. Le monde de l’œuvre existe, mais le lecteur ne s’en fait une
représentation que par le filtre de la vision de l’auteur. Qui n’a pas souhaité
qu’un auteur nous fasse voir un personnage que nous aimions davantage ou qu’il
s’attarde plus longuement sur tel ou tel objet qui continue d’exister dans
notre représentation?
Si l’on s’en tient à l’idéalisme transcendantal,
il y a correspondance entre la perception du lecteur dans sa réalité, le niveau
extradiégétique, conçu comme une représentation modelée par les métarécits
culturels, et l’univers de la diégèse, dont la perception est modelée par le
discours de l’auteur.
La philosophie kantienne montre le rôle des
discours, bases de toute définition, dans l’acte de la perception. Or, les
contextes moderne et postmoderne sont les lieux de l’éclatement des savoirs,
que l’on pourrait définir comme des discours sur la réalité, ce qui a des
répercussions indéniables sur l’appréhension de l’univers chez l’homme. Un
conflit discursif, dans les dictionnaires kantiens, conditionne une vision
ambigüe du monde.
Lorsqu’Emmanuel Kant écrivit sa Critique de la raison pure, tout
l’immense édifice de la connaissance vacilla. Fournir les moyens de connaître
un univers étrange, opaque et impalpable, problématique, tel fut son dessein.
Pour ce faire, l’homme doit être en mesure de produire un discours ayant de
nouveaux fondements, dont la critique de la raison pure sera la base.
C’est un monde existant, mais inconnu, qui
apparaît à Kant; en cela, il signale la fin de la transparence du réel et de
l’insouciance naïve de l’homme quant à sa capacité d’en connaître la nature.
Voilà donc que cette vision claire, qu’avaient produite les discours
scientifiques et philosophiques, s’estompe et laisse un monde, désormais
étrange et intangible, dans l’obscurité occasionnée par la faillite de la
prétention de l’homme à connaître l’univers. L’objet existe, mais il est
opaque, nébuleux.
Poursuivons
cette courte incursion dans la pensée kantienne. « [L]a connaissance de tout
entendement, du moins de l’entendement humain, est donc une connaissance par
concepts, non intuitive, mais discursive.[1]»
Au centre du rapport entre l’homme et le monde existe un conflit discursif que
seule la raison pure, croit Kant, peut surmonter, mais de façon partielle.
Voici comment Kant transpose les implications de son système en une vision
globale du monde, de l’homme et des liens qui les unissent :
En effet, puisque l’espace
est lui-même une forme de cette intuition que nous nommons extérieure, et que
sans objets dans l’espace il n’y aurait point de représentation empirique, nous
pouvons et nous devons y admettre comme réels des êtres étendus, et il en est
de même du temps, et tous les phénomènes avec eux, ne sont pourtant pas en
eux-mêmes des choses; ce ne sont rien que des représentations, et ils ne
sauraient exister en dehors de notre esprit.[2]
La
connaissance découle de deux principes, le premier étant la capacité de
recevoir les représentations sous forme d’intuitions, sans savoir ce qu’elles
sont. La seconde partie, la logique transcendantale, concerne la faculté de
connaître l’objet par le concept, le second principe. Le concept et l’intuition
peuvent être purs ou empiriques, selon qu’ils sont associés à une sensation ou
non. S’il y a sensation, celle-ci est la matière
de l’objet, sinon, l’intuition et le concept ne sont que la forme de l’objet[3]. Il est donc nécessaire que ces deux
antagonistes soient en présence pour qu’il y ait perception ou connaissance du
phénomène et du monde.
La logique transcendantale s’occupe des
règles de l’entendement et de l’analyse des concepts nécessaires à
l’intelligibilité de la perception. Cette partie se divise en deux :
l’analyse transcendantale et la dialectique transcendantale. L’analyse
transcendantale détermine les règles de la pensée, s’interroge sur les concepts
et sélectionne les principes de l’entendement pur. Pour sa part, la dialectique
transcendantale établit les modalités nécessaires aux jugements synthétiques
sur des objets en leur appliquant les concepts de l’entendement.
Les
conclusions fournies par la logique doivent être vérifiées pour éviter ce que
Kant appelle l’apparence dialectique,
qui consiste à étendre les connaissances, grâce aux opérations de la logique,
au-delà du vérifiable. Elle fonctionne en complémentarité avec l’analyse
transcendantale, d’où son nom.
C’est
cette partie qui nous intéressera plus spécifiquement, notamment pour l’idée de
«dictionnaire», que nous pourrons rapprocher du même concept utilisé par
Baudelaire. La dialectique transcendantale, c’est le souci de connaître le
contenu et de s’assurer qu’il corresponde à la réalité, ce qui fait défaut à la
logique, puisque seule la valeur de vérité d’une proposition l’intéresse, dans
le monument millénaire érigé par Aristote, quasiment intouché à l’époque de
Kant, où la valeur de vérité put longtemps reposer sur l’épistémologie
religieuse de la révélation. Par exemple, on pouvait faire des raisonnements
parfaitement rigoureux qui ne correspondaient nullement à la réalité,
du genre de la logique propositionnelle scolastique, où les axiomes
étaient tirés des textes sacrés (les attributs de dieu en sont une
illustration), pour ensuite introduire ces mêmes propositions dans des
raisonnements pratiques. Ce faisait, la scolastique s’éloignait de plus en plus
du domaine du vérifiable, de l’expérience, au sens kantien.
Cette rationalité entraîna une déformation de
la perception de la réalité, qui se déploie sur la base de la vérité de ce
genre de propositions lorsqu’elles sont
bien intégrées dans une culture. Ainsi, le croyant, lorsqu’il mange l’hostie,
pense qu’il mange le corps de Jésus; dans cette perception de la réalité, ce n’est
pas la logique qui fait défaut (puisque dieu est la vérité et qu’il a dit «ceci
est mon corps»). On voit ici l’importance et l’influence du discours sur la
perception, ainsi que la nature symbolique de celle-ci. Ainsi, plusieurs
cultures religieuses voient l’intervention de dieux là où d’autres voient des
phénomènes physiques.
Le
projet du philosophe consiste à élaborer une nouvelle métaphysique, en premier
lieu, dont le contenu sera limité par l’usage de sa méthode. La critique de la
raison pure établit un nouvel organon,
puisqu’il ne saurait y avoir de discours scientifique ou philosophique sans une
épistémologie valable. Cette dernière n’est pas constative et ne s’élabore pas a posteriori comme division de
l’ensemble du savoir. Elle représente les conditions de la vérité, ce qu’elle
est et ce sur quoi elle repose; elle précède tout discours sur l’être et sur la
nature,
[…] en traçant les limites
de cette faculté d’après des principes certains, et en inscrivant avec la plus
grande clarté son nihil ulterim sur
les colonnes d’Hercule posées par la nature même. De cette manière, nous ne
poursuivrons pas notre voyage au-delà des côtes toujours continues de
l’expérience, de ces côtes dont nous ne pouvons nous éloigner sans nous
hasarder sur un océan sans rivage, qui, en nous offrant un horizon toujours
trompeur, finirait par nous désespérer et par nous forcer à renoncer à tout
long et difficile effort.[4]
En concevant le monde comme représentation de
l’esprit, Kant situe entre l’homme et son univers un niveau diégétique dont
l’exploration tire sa caution d’un certain nombre de sophismes inévitables[5],
particulièrement celui de son existence[6].
Les concepts et les catégories, de même que le discours dans lequel ils
s’inscrivent, sont les conditions a
priori de l’expérience possible, c’est-à-dire de la Nature, et de la
possibilité des objets de l’expérience[7].
C’est ici qu’intervient la « culture ».
En effet, la culture véhicule des concepts formés par ses métarécits, des
métadiscours, c’est-à-dire les discours qui modèlent la représentation du
niveau extradiégétique et prennent le monde comme objet pour en faire le récit.
On peut dire que l’homme voit le monde à travers le prisme de ces discours construits.
Ils ne sont pas nécessairement faux ou vrais, ils correspondent à la géométrie
de la sensation, sa forme; toutefois,
ils sont toujours imparfaits ou incomplets[8]. Ils forment un dictionnaire, ou une
encyclopédie, et conditionnent notre vision du monde :
Il semble fort étrange et
fort absurde que la nature doive se régler sur notre principe subjectif
d’aperception, et que même elle en doive dépendre quant aux lois qui la
régissent. Mais si l’on songe que cette nature n’est rien en soi qu’un ensemble
de phénomènes, que par conséquent elle n’est pas une chose en soi, mais
simplement une multitude de représentations de l’esprit, on ne s’étonnera pas
de ne la voir que dans la faculté radicale de toute notre connaissance, à
savoir dans l’aperception transcendantale, dans cette unité qui seule lui
permet d’être appelée un objet de toute expérience possible, c’est-à-dire une
nature, et l’on comprendra que par cette raison même nous puissions connaître
cette unité a priori, par conséquent
comme nécessaire […].[9]
Dans la mesure où l’art se veut une
représentation de quelque vérité, il nous paraît nécessaire de montrer que
l’équivoque discursive peut correspondre à une caractéristique du monde dans
lequel nous vivons. En effet, la dimension discursive de l’œuvre peut être une
transposition d’un conflit discursif dans l’entendement, lequel modèle ainsi la
réalité avec cette ambigüité que notre concept voudrait cerner afin de créer
une tension vers la chose en soi, un approfondissement toujours plus grand vers
la nature véritable des choses et des êtres. La philosophie kantienne permet de
comprendre les processus d’une reconstruction du monde du texte chez le lecteur
et d’influencer la représentation qu’il se fait de cette réalité idéale.
Petite narratologie :
élaboration du concept de rupture discursive
Les significations des concepts de récit et
de discours seront empruntées à Gérard Genette, telles qu’elles apparaissent
dans son essai Figures III.
Premièrement, le récit aura trois sens[10] :
1)
«énoncé
narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou
d’une série d’événements»;
2)
«la succession
d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet [du] discours, et leurs
diverses relations d’enchainement, d’opposition, de répétition, etc.»;
3)
«désigne [] un
événement; non plus toutefois celui que l’on raconte, mais celui qui consiste
en ce que quelqu’un raconte quelque chose : l’acte de narrer pris en
lui-même».
Le discours, quant à lui, représente les
modalités selon lesquelles l’énonciateur perçoit une chose ou un événement. L’appréhension
de la réalité sous-tend une position face à celle-ci qui peut varier sur l’une
ou l’autre des trois catégories de Genette :
le temps (l’ordre, la durée, la fréquence), le mode et la voix.
Lorsque nous ferons appel à la notion de
rupture discursive, nous entendrons qu’au moins une de ces catégories de
perception se dédouble, ou se multiplie, ou se modifie et qu’à ce moment
plusieurs visions irréconciliables rendent compte d’un objet à différents
moments, à différentes focalisations, à différents niveaux de voix sans que l’ambigüité
soit levée.
C’est une posture logiquement intenable, apparemment
du moins, car elle entre en contradiction avec le discours scientifique (ou
simplement la posture objective), lequel implique un observateur immobile doté
d’une vision, en dehors des paramètres observés par abstraction rationnelle.
L’objet se présente sous un angle univoque, il ne peut être simultanément à
divers endroits et présenter simultanément des caractéristiques qu’il n’a pas
et qu’il aura, il ne peut présenter une identité multiple, selon les mêmes
critères de description, parce qu’il s’inscrit dans les métarécits physiques et
philosophiques qui font en sorte qu’un objet ne peut être à deux endroits à la
fois, ni se situer dans le passé et le futur au même moment.
Il existe toutefois en art des œuvres qui
impliquent un observateur versatile, mobile, fuyant : c’est lui qui se
modifie et progresse, non la réalité sur laquelle il se penche. Les rôles sont
inversés, entre l’observateur objectif et son sujet. L’équivoque est maintenue,
le narrateur ne tranche pas en faveur d’une représentation, il laisse coexister
la contradiction et l’opacité qu’elle suscite, par la présence simultanée d’au
moins deux discours conflictuels. On le constate dans le tableau de Picasso en
annexe[11],
où l’on remarque un changement de position du peintre observateur, qu’il
transpose sur son modèle.
Que se passe-t-il alors au point de vue discursif?
Une cohabitation de discours : un discours pictural qui place le sujet
sous un tel angle et d’autres qui le place sous d’autres angles, ce qui
engendre une rupture discursive qui ajoute des dimensions supplémentaires au
sujet et une aura d’incertitude : La Dora
porte les marques d’un mouvement, d’un déplacement, et donc d’une temporalité
indéterminée. En outre, on ne peut savoir à quoi le modèle ressemblait. On fait
d’un sujet banal un mystère infini et on s’achemine vers ce qui ressemble
davantage à la vérité du sujet, c'est-à-dire une masse en évolution dans le
temps, un processus de transformation constant, de la naissance à la mort. On
voit la crispation de chaque instant et le flottement indéterminé de la forme,
toujours illusoire, puisqu’elle cache toujours un volume, d’autres dimensions
et un devenir.
Comment la rupture discursive se retrouve dans
la poétique moderne de Baudelaire
Dans cette section, il ne s’agit pas de
rattacher mon concept à la modernité ou à l’œuvre de Baudelaire, mais il s’agit
de montrer comment il englobe et dépasse la poétique et l’esthétique de l’un et
l’autre, tout en se ménageant des projets propres et de multiples possibilités,
lesquels nous explorerons plus loin. En outre, il s’agit de se confronter à la
pensée de Baudelaire pour mieux définir et circonscrire la rupture discursive,
tout en fournissant un exemple de sa présence et de ses implications dans une œuvre
autre que le Retrait.
Lorsque Baudelaire se plaint de ce que la
description positiviste représente la réalité sans l’homme, par exemple, il met
en évidence le plan énonciatif des sciences objectives, en dehors du temps et
de l’histoire[12].
Autrement dit, le métadiscours situe l’individu qui en est tributaire à une
position d’observateur, à un point de vue fixe et faux face à son objet dont
certains aspects sont occultés. Et c’est pour cette raison qu’une seule
posture, un seul discours, ne peut rendre compte de la réalité et produit une
perception univoque d’éléments qui lui semblent contenir une infinitude dans le
contingent. Tirer l’éternel du transitoire.
Toute définition est un discours sur un objet
qui s’articule dans un langage tout aussi polysémique; et, une fois que l’on
admet la nature symbolique et linguistique (comme dans l’idéalisme
transcendantal) de la perception, toutes nos certitudes s’effondrent. Qu’on
tente par suite de connaître le fond, la racine des choses qui nous entourent, et
l’on a le vertige. Qu’on se place du point de vue du lecteur face au récit dont
il doit se faire une représentation et qu’on se demande pourquoi il devrait
voir le monde autrement. Moi, je
ne vois aucune raison. C’est malhonnête : on doit transposer cette ambiguïté
et ce doute fondamental pour atteindre une vision du monde vraie.
Si l’art peut encore opérer quelque magie,
poétiser le monde, je crois qu’il doit aussi véhiculer une certaine vérité. Or,
qui a-t-il de plus merveilleux, de plus magique que l’infini du sens et qui
a-t-il de plus vrai? J’atteins ainsi deux objectifs du même coup, en mettant en
œuvre ma poétique de la rupture discursive, laquelle ouvre le sujet ou l’histoire
la plus banale sur l’infini. Il s’agit,
en quelque sorte d’une poétique «perlocutoire» : elle ne fait pas qu’analyser,
mais produit un effet.
Intertitre à faire sur Baudelaire
Mon intention est de faire cheminer le
lecteur vers la chose en soi : l’être pur et inconnu, la surprise
inépuisable de la nouveauté toujours renouvelée. On aura alors superposé tous
les discours qui s’appliquent à l’objet, successivement. Cela manque de sens
dit « commun », mais je suppose qu’un être ayant une filiation
quelconque avec le romantisme «aspirant à l’infini», celui de Baudelaire,
c’est-à-dire un être qui manque de bon sens, pourrait tout de même s’émouvoir
de la chose.
Un
examen rapide de l’œuvre de Baudelaire me révèle une certaine récurrence et me
conforte dans la pertinence de mon idée : une catégorie insaisissable qui
correspondrait à la beauté de l’œuvre, la rupture, la nouveauté, le futur, le
présent, le bizarre, etc. Mais comment rendre palpables de telles choses qui échappent
à toute cristallisation physique et qui ne se manifestent jamais en
elles-mêmes, par la relativité qu’elles supposent? Quels sont leurs substrats
et leur nature propre?
Leur trait, j’insiste, est discursif :
la confrontation d’un discours d’essence intemporelle, fondé sur l’imaginaire (comme faculté) et sur le Verbe (comme manifestation), avec celui
du positivisme ambiant et de l’opinion commune produit une fracture (souvent
signalée par une conjonction) qui correspond au présent, dans le Spleen de Paris, comme nous le verrons
plus loin.
Je soutiens que cette rupture discursive,
valorisée pour elle-même et porteuse de toute la poésie du poème en prose,
représente la vraie nature des choses et la nouveauté, et le présent, et le
bizarre, et l’inconnu, tant estimés par le poète qu’il en a fait les
manifestations de la beauté même. Pour ce faire, il oppose deux visions de la
réalité :
[…] la correspondance et [le] symbolisme
universel, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans
cesse […] définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent
devant le regard de l’homme. Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré
[…].[13]
Or, ce qui est divin est transcendant et
universel par définition, et, de fait, le réseau de correspondances distingue
un second Réel, «seconde réalité créée par la sorcellerie de la Muse[14]»,
sorte d’antimonde qui correspond à la Vraie nature de l’univers. Cette croyance
demeure jusqu’à la période du Spleen de
Paris, comme en témoignent les idées énoncées dans Le Salon de 1859[15].
Dans le Spleen de Paris, on voit un
locuteur qui pénètre des consciences et comprend ce qu’il rejette. Cela correspond
à la perception de discours jugés faux et lucidement écartés, comme n’étant pas
en mesure de rendre compte de la nature et de l’être, mais permet, par la même
occasion, de confronter deux discours antithétiques : l’un qui prend racine
dans le positivisme et qui conditionne la perception du monde sur la base des
sciences, lesquelles engendrent une vision du monde qui s’oppose l’autre, formé
à partir de l’imagination et qui est restitué par le verbe :
Cependant, il eut [sic]
été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question [les
positivistes], d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature
extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur
causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature.[16]
On connaît le rôle de ces discours dans la
philosophie kantienne, et ils sont à la base des définitions qui modèlent la
vision. Baudelaire est très kantien avec son idée de dictionnaire, «la nature
n’est qu’un dictionnaire[17]»,
« les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire
les éléments qui s’accordent à leur conception; encore, en les ajustant avec un
certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle[18]».
Voilà l’équation : l’univers est un dictionnaire dont l’imagination, en
dernière instance, fabrique les définitions, et voilà en quoi consiste le
travail de l’artiste,
[…] le formulaire de la
véritable esthétique, et qui peut être exprimé ainsi : tout l’univers
visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination
donnera une place et une valeur relative; c’est une espèce de pâture que
l’imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l’âme humaine
doivent être subordonnées à l’imagination, qui les met en réquisition toutes à
la fois.[19]
Baudelaire, à la différence de Kant, met sa
foi en l’imagination pour garantir l’ensemble de son système, former ses
concepts et ainsi influer sur le champ de l’expérience possible, la nature.
L’imagination, qui est «la reine du vrai[20]»,
sert à garantir la véracité de la vision et détermine l’unité synthétique de
l’aperception, le monde se modelant selon les concepts qu’elle détermine. Sa
conscience du conditionnement opéré par les discours et de leur transmission
par la culture est aussi manifeste[21].
Ces définitions de la culture occidentale et française sont rejetées ou
complétées par le poète, par la constitution d’un autre discours qui a ses
assises dans l’imaginaire. Le conflit discursif précède la perception, il est
en l’homme d’abord, ce qui peut expliquer qu’on se reconnaisse dans les œuvres
d’art qui rendent ce conflit.
Le rejet du métarécit positiviste comme ne
pouvant rendre compte adéquatement de la complexité du réel ne fait aucun
doute. La raison et le positivisme sont réducteurs du réel, l’imagination est
momentanée, fugitive; ils cohabitent. À partir de ce moment, on peut se
demander pourquoi Baudelaire persiste à traiter l’univers intradiégétique selon le
discours positiviste; non seulement lui donne-t-il droit de cité, mais il en
fait un élément nécessaire de son esthétique au moment où il écrit le Spleen de Paris.
Selon Meschonnic, la définition
baudelairienne de la beauté moderne est celle-ci : «La modernité, c’est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre est
l’éternel et l’immuable.[23]»
Voyons donc l’art, le procédé, car notre concept résulte aussi d’un
procédé : la confrontation de deux discours hégémoniques dont le résultat
est une fracture.
La modernité, c’est le contenu moderne, ce
qui échappe à l’immatériel et à l’éternel, les réalités contemporaines. Une
fois ceci exposé, en accord avec Meschonnic, nous sommes confrontés à un
problème : comment une histoire ou un objet peut-être à la fois moderne et
éternel, immuable, comme la «Chambre double», par exemple? L’histoire ou
l’objet ne change pas, dans les poèmes du Spleen
de Paris, c’est la vision du poète qui change.
La dualité qui place le locuteur au confluent
de discours est toujours présente et, d’ailleurs, rend possible le réseau de
correspondances symboliste, lequel présuppose, évidemment, deux matrices de
description, l’une tributaire des catégories du discours de tout le monde, le discours positiviste,
et l’autre se révélant purement individuelle, autonome, et dont la valeur de
vérité repose sur la foi accordée au verbe poétique et aux transes ou
expériences diverses du poète.
Ce discours élaboré par le locuteur est
présenté en opposition à un autre récit commun, souvent symbolisé par un
personnage ou une particule signalant qu’il s’agit de l’opinion générale, par
exemple : «ce que nous nommons généralement[24]».
Le rôle que se donne le poète est de forger un discours correspondant à une
perception nouvelle à l’aide d’un système de correspondances reflétant mieux la
réalité observée.
Voyons maintenant comment se manifeste la
rupture discursive dans le poème en prose. Voici un passage de la «Chambre
double» assez éloquent à l’égard de la dualité des discours sur une réalité
intradiégétique : «Ô béatitude! Ce que nous nommons généralement la vie,
même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie
suprême dont j’ai maintenant connaissance […].[25]»
Ce passage situe le point où deux visions se confrontent. Le poème entier est
une confrontation de deux discours correspondant à deux visions d’une même
réalité intradiégétique.
Le métarécit est encore mis en abyme par le
locuteur à travers sa description physique finale où le temps et l’histoire,
notamment, réapparaissent. Le personnage du huissier symbolise et suscite un
retour à la grille d’analyse formée par les métarécits positivistes, et opposée
à la vision poétique de la chambre.
La
dualité des discours dans Le Spleen de
Paris est quasi systématique, ce qui nous porte à croire que cette sorte
d’ouverture, illustrée à répétition, est à la base de la poétique de ce recueil,
en tant que substrat de la création de la nouveauté; l’inconnu que révèle cette
ouverture conduit à une façon originale de voir : c’est elle qui constitue
réellement le discours sur l’objet et en révèle la nouveauté.
Le poète le fera comme Gautier et, grâce à
la correspondance et [le] symbolisme universels, ce répertoire de
toute métaphore, on comprendra qu’il puisse, sans cesse, sans fatigue comme
sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création
tiennent devant le regard de l’homme. Il y a dans le mot, dans le verbe quelque chose de sacré […]. Manier savamment une langue,
c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatrice.[26]
Le locuteur, philosophe, produit lui-même son
discours autonome qui, chez les artistes d’avant la modernité, repose
essentiellement sur la croyance au pouvoir du poète de connaître la nature. D’une
manière assez évidente et triviale, l’art, chez Baudelaire, se compose de deux
discours mis en présence. Le contenu moderne est indissociable du discours
positiviste. Voici comment se manifeste la moitié moderne, comment elle est
portée et pourquoi elle ne contient rien «d’éthéré» ou «d’immatériel» :
Est-il permis de supposer
qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une
science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout
d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de
plus éthéré et de plus immatériel?[27]
C’est un conflit de dictionnaires : le
peuple définit sur la base du discours positiviste de Comte (selon l’opinion
qu’exprime Baudelaire ci-dessus); le poète définit sur la base de son
imagination, comme nous l’avons vu plus haut, et perçoit une texture et une
finesse qui échappent à la représentation positiviste. Ainsi, lorsque, dans son
recueil, le poète fait référence à l’opinion commune, à ce que l’on croit
généralement, etc., il introduit la part moderne de l’art.
Le passage d’une moitié à l’autre est signalé
par une conjonction et c’est la fracture discursive dont je parle, le moment
d’une prise de conscience, d’une chute de l’éternel vers le transitoire. J’ajoute
pour appuyer ma conception de la construction du poème, ou de l’art
baudelairien, les derniers projets de Baudelaire, où il exprime clairement sa
volonté d’opposer les tons, les significations et les genres, tous relevant de
conventions discursives, le contenu étant déjà arrêté (la vie moderne) :
Le mélange du grotesque et du tragique est
agréable à l’esprit, comme les discordances aux oreilles blasées.[28]
Et
Concevoir un canevas pour une bouffonnerie
lyrique ou féérique, pour pantomime, et traduire cela en un roman sérieux.
Noyer le tout dans une atmosphère anormale et songeuse, - dans l’atmosphère des
grands jours.[29]
Et
Deux qualités littéraires
fondamentales : surnaturalisme et ironie.
Coup d’œil individuel, aspect dans lequel se
tiennent les choses devant l’écrivain, puis tournure d’esprit satanique.[30]
Et
La superposition est le réservoir de toutes
les vérités.[31]
Notons que la rupture de tons et la
cohabitation des genres est une caractéristique du carnavalesque et que
celui-ci constitue l’origine du roman polyphonique selon Bakhtine[32].
Toutefois, le procédé,
la polyphonie, au sens poétique d’agencement de voix, est un cas d’espèce de la
poétique de la rupture : en effet, la voix est une catégorie du discours,
comme nous l’avons vu plus haut. Là où mon concept se distingue, c’est qu’il
ouvre la possibilité, au niveau de l’art de la composition, de confronter d’autres
modalités du discursif, incluant la voix, donc la polyphonie. Mais, le plus important, c’est le sens qu’il
donne à cette pratique : il ne s’agit plus de véhiculer une vision
strictement carnavalesque (sans l’exclure toutefois), il s’agit plutôt de
mettre l’accent sur la rupture plutôt que l’agencement dans le but de montrer l’altérité
profonde des choses, du monde, face au sujet percevant, de remonter vers la
chose en soi et d’ainsi ouvrir les
éléments banals et finis de l’histoire vers une certaine infinitude. La rupture
discursive n’est pas la polyphonie, mais elle l’englobe et la dépasse.
Voilà pour la méthode, la construction,
l’art. Il y a bien d’autres exemples de projets voulant opposer naturel et
surnaturel, «trivialité positive[33]»
et fantaisie imaginative. Passons maintenant à la beauté qui naît de cet art.
Voici deux définitions tardives qui représentent l’esthétique du dernier
Baudelaire :
- J’ai trouvé la définition du Beau – de mon
Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague,
laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à
un objet sensible, […].[34]
Et
Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air
insensible; - d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la
surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la
beauté.[35]
La beauté est vague, elle a quelque chose
d’indéterminé qui laisse place à la conjecture, elle est difforme et possède un
caractère surprenant. Il y a un changement, une rupture, plus encore : une
fracture, et, étant donné qu’il est question d’un objet qui ne change pas, mais
possède la caractéristique de l’irrégularité, ce changement ne peut être que
discursif.
Comme
nous l’avons souligné, la rupture discursive est le résultat d’une fabrication,
elle provient de la confrontation de plusieurs discours hégémoniques, chacun à
la base d’un dictionnaire, lequel définit l’objet et lui donne son identité;
qu’il s’agisse d’une histoire, elle en assure le sens, la signification et, en
général, les modalités de sa représentation; c’est, en définitive, le discours
qui lui donne son existence, du point de vue du narrataire. Nous sommes dans
l’impossibilité, malheureusement, de transmettre l’insondable profondeur de
celle-ci par un discours, qui ne peut, en définitive, que réduire la réalité.
Comment lui restituer sa plénitude, puisqu’on ne peut que la représenter sous
un certain point de vue ?
L’effacement du discursif ne peut que se
faire de manière négative : c’est en présentant des discours
contradictoires, qui se sapent eux-mêmes, que l’on peut parvenir à montrer ce
que l’histoire a d’insondable, son mystère, son infinitude. Elle n’est pas un
assemblage de réalités scientifiques, elle n’est pas ce que les poètes
prémodernes ont désigné, car «la nature est laide[36]»
et la vision poétique ne peut se maintenir, elle est autre chose, quelque chose
de vague, d’indéterminé. C’est un monde ouvert sur l’infini, sur la conjecture,
triste et ardente, qui constitue les possibles de la Beauté moderne.
La rupture discursive fait de cet assemblage
problématique, qui la constitue, la lentille pure d’un néant discursif et c’est
ce qui produit la beauté même du modèle dont la représentation n’est plus
contrainte mais rayonne de nouveautés et de sens.
En art visuel, on constate la présence
simultanée de plusieurs discours picturaux dans des œuvres modernes comme la Dora[37],
de Picasso, ou le Carré noir sur fond blanc et le Carré
blanc sur fond blanc, de Malevitch[38],
une œuvre essentiellement métadiscursive : le fond blanc représente le
Réel et le carré noir regroupe l’ensemble de ses représentations picturales
possibles, le Carré blanc sur fond blanc
signe la fin de l’expérience suprématiste, dont la signification est proche des
conceptions de Maurice Blanchot en matière de littérature, à savoir que l’œuvre
tend vers sa disparition. Cette partie de l’œuvre de Malevitch, comme tout
l’art abstrait, en ce qu’elle est non figurative, peut être vue comme la
qualité essentielle de l’Être inconnu et insondable que révèle la rupture
discursive; elle correspond à la chose en soi kantienne.
Théâtre d’un chaos de voix d’importance et de
valeur égales, c’est-à-dire arbitraires, l’œuvre ouvre la dimension
extraordinaire et surprenante du banal. La rupture discursive et la beauté qu’elle
véhicule se trouvent même dans le courant postmoderne.
La postmodernité, concept qui nous vient de
l’architecture, désigne un agencement hétéroclite[39].
C’est l’agencement, la relation entre les éléments, qui est valorisée et qui
constitue l’art, en tant que tel. Car qu’est-ce qui est hétéroclite dans un
monument où l’on a une fenestration gothique et un porche baroque? Ce n’est pas
l’assemblage d’un porche et d’une fenestration, mais la cohabitation de deux
discours architecturaux dans l’œuvre.
De la même façon, la polyphonie est un
agencement de voix génératrices de discours, un réseau de relations, un
assemblage. Elle signale l’absence d’un métadiscours uniforme et universel qui
pourrait assurer une compréhension et une signification à tous les discours hétéroclites,
constituer une sorte de base homogène à la diversité.
Voyons maintenant comment cela se manifeste
dans le cadre d’un récit, car Le Retrait en
est un. Dans une œuvre polyphonique, la rupture discursive apparaitra à la
jonction des voix, toutes véhiculant une vision différente de l’histoire, de la
réalité intradiégétique du récit. Tant et si bien, que le discours autarcique
et univoque d’un narrateur-personnage isolé, comme dans le Retrait, comme dans le
Sous-sol, de Fédor Dostoïevski, peut peindre un univers polyphonique.
Je m’explique. Un livre, même d’apparence
univoque, du fait qu’il nous présente un discours qui s’objecte à un autre ou
qui affirme sa différence envers d’autres, ne peut que nous signaler un univers
où existe au moins une autre voix : celle à laquelle on s’oppose. L’opposition,
la comparaison, signalent au lecteur qu’il existe des discours différents, des
voix autres, que celle du discours premier qui est présenté.
Propos sur Thomas
Bernhard et Maîtres anciens
C’est le cas dans Le Retrait, mais aussi dans Maîtres
anciens de Thomas Bernhard, que je prendrai comme exemple. Reger, le
personnage dont on rapporte les dires, est un individu isolé par son discours.
L’univers où Bernhard le place ne contient aucune polarité; il se heurte à des
discours autonomes, indifférents, impénétrables, qui le contraignent aux
soliloques et à l’isolement. Par sa violente opposition, il dessine les
contours van goghiens de sa solitude et la rupture du lien dialogique de la
communication entre les êtres. Chaque fois qu’il pose son mécontentement et son
désaccord, il nous signale la présence d’un autre discours, différent, qu’il
rejette. C’est en ce sens que l’on peut dire que le monde intradiégétique de Maîtres anciens est polyphonique, même
si on ne nous fait entendre ces voix contradictoires et étrangères que par
l’ironie, jamais positivement à travers le discours d’un personnage qui les
porteraient.
La
relation est nulle entre la multitude des consciences; tout acte de
communication résulte d’une transposition exacte du discours de Reger, qu’un
contraste violent distingue de ceux du reste de l’univers. Il va voir une pièce
estimée qu’il n’aime pas, pour la critiquer; cependant, il prend soin de nous
faire entendre que c’est un succès et il nous signale, par le fait même,
l’existence de ce discours favorable du reste de la population : une
rupture discursive.
De
même, sa relation avec les arts n’est que le prétexte de son mécontentement et
de la production d’une critique sans partage; l’art devient le spectacle d’une
faillite, il s’agit de trouver le défaut et de détruire l’esthétique qui a
suscité l’œuvre. Reger cultive sa relation problématique avec l’art, qui
devient le moyen de générer une rupture, un désaccord, sans pour autant qu’une
esthétique plus valable soit mise de l’avant. Il y a alors une opposition entre
les discours populaires, ceux des spécialistes, etc., et le contre-discours de
Reger qui laisse planer sur l’œuvre une sorte d’indétermination que l’on peut
interpréter, en regard de la fin, comme une esthétique de l’infinitude, de
l’incomplétude et de la faille.
L’autarcie de la vision de Reger fait qu’elle
ne peut s’inscrire dans une relation de communication autrement que par une
transposition entière et unilatérale. Cette autonomie souligne l’absence de
métarécit, autre que celui d’un individu, qui le transmet à son entourage, ce
qui fait en sorte que les parties du groupe s’entendent, mais l’autorité
accordée à Reger demeure purement conventionnelle, tout en réduisant les autres
au silence et à la citation d’un autre personnage. Il est la matrice d’un
savoir postmoderne, tel que défini par Lyotard : «Le vrai savoir dans
cette perspective est toujours un savoir indirect, fait d’énoncés rapportés, et
incorporés au métarécit d’un sujet qui en assure la légitimité.[40]»
Évidemment, ce traitement ironique montre justement l’illégitimité des discours
en canne que tous
adoptent servilement.
Les artistes, les maîtres anciens, ne furent
que des hommes s’étant réclamés les uns des autres tout en se conformant à une
esthétique prônée par les autorités leur assurant la légitimité. La
relativisation cynique de Reger constitue une rupture discursive en ce quelle
signale l’existence d’au moins un discours qu’il n’embrasse pas : « […]
tous ces maîtres anciens […] n’ont jamais servi qu’un maître […] ils espéraient
obtenir l’argent et la gloire […].[41]»
Reger fréquente les arts pour critiquer, pour
détruire; l’art est le prétexte pour exprimer son contre-discours. La manière
de goûter les arts est de trouver le défaut de l’œuvre, le défaut rédhibitoire[42]
d’une œuvre de la plus grande légitimité, particulièrement. Qu’est-ce donc qui
fait l’intérêt et la beauté de cette rage constante, de cette entreprise de
sabotage volontaire, thème central du roman? Reger, critique d’art renommé, y
voit la seule condition permettant d’atteindre la jouissance esthétique, et
Bernhard érige son œuvre sur ce principe. Qu’on veuille bien considérer cela
sous l’angle de la rupture discursive : l’objet vers lequel converge
l’œuvre de Bernhard correspond à ce concept.
Pour terminer…
C’est la fracture discursive qui résulte de
l’opposition universelle et qui teinte l’œuvre d’art et le monde. Il y a
quelque chose d’universel dans ce que Reger dégage comme vision du monde. C’est
l’optique de la résultante, le néant discursif, qui procure aux choses un côté
nouveau, une part inconnue de ce qu’on croyait trop bien connaître (les
classiques). Le résultat de cet assaut systématique est une représentation
univoque de l’univers qui agit comme le contour d’un désaccord, un no man’s land au cœur de ce qui semble
le plus parfaitement banal, c’est-à-dire les idées reçues sur les classiques.
Dans le cadre de la philosophie kantienne, on
se retrouve avec des dictionnaires problématiques, des concepts ambigus et une
perception des choses tributaire de cette équivocité. La beauté repose sur des
bases négatives, celles de l’échec de l’artiste et de son œuvre, c’est leur
faillite qui constitue leur intérêt, parce qu’elle est le prétexte d’une
opposition. La confrontation du discours qui en fait une réussite avec celui de
Reger, qui en fait un échec, a un même résultat, que Reger persiste à cultiver
et susciter; transposition de son rapport avec toutes les institutions,
c’est-à-dire les matrices des discours légitimes. Des discours hégémoniques
sont mis en présence, car, en effet, on ne discute pas avec Reger, on l’écoute,
comme on écoute les discours institutionnels. L’art, c’est «l’usage sans cesse
renouvelé du mensonge et de l’hypocrisie, de la fausseté et de l’illusion
volontaire[43]»
afin d’échapper à «ce monde inquiétant» auquel nous sommes livrés «pieds et
poings liés[44]».
Quel est le sujet de ce livre? Quelle est la
pertinence de cette rage univoque, sinon le spectacle du désaccord lui-même,
l’opposition, la rupture discursive? L’œuvre montre en cela un monde
polyphonique. Sinon, à quoi ou à qui pourrait-on s’opposer? Il en est de même
dans le Retrait. Par exemple, quand
le narrateur s’oppose au discours religieux d’une émission de télé ou au
discours des institutions sur son identité, c’est son opposition elle-même qui
signale l’existence de discours et de voix différentes. Comme dans Maitres anciens, on ne nous présente pas
ces discours dans leur extension, mais on ne peut nier leur existence dans la
réalité de la diégèse.
Que deux, trente ou mille discours s’opposent
ne change rien au caractère de nouveauté que prennent certaines banalités, à
l’étrangeté essentielle que revêt le monde, pour le lecteur.
Conclusion
En bref, la fracture discursive est un
procédé et un thème de la modernité, en ce qu’elle dévoile l’altérité radicale
des choses et des êtres. Elle consiste à opposer des discours hégémoniques, des
regards, de manière à ce qu’ils se minent les uns les autres. Le résultat est
le dévoilement d’un inconnu et d’une infinitude liés à l’objet ou à l’histoire
placés sous la lentille de ce conflit de discours qui devient alors un mode de
narration - car, qu’ils soient individuel ou collectif, les discours se
transcriront en des modalités de narration différentes et ce sera l’assemblage
des visions formées qui constituera le procédé formel -. En tant que thème, la
fracture discursive est suscitée dans la contradiction, elle est une
impossibilité, une solitude; la frontière infranchissable entre les êtres due à
l’absence de discours partagé, la neutralité. Elle est l’absence de finitude,
la ruine et la faillite qui désormais sont seules universelles parce qu’elles
correspondent forcément à la vision du monde de l’individu moderne dans un
univers kantien. La fracture discursive produit des représentations
universelles; vraies, parce qu’elle se retrouve à la racine même de la
perception, dans le dictionnaire de concepts où coexistent des discours
irréconciliables qui produisent des définitions problématiques, qui, à leur
tour, engendrent une vision du monde problématique, une représentation
tributaire de la fin des métarécits et des conflits discursifs qu’elle produit.
On la retrouve dans les œuvres de Baudelaire et de Bernhard. Chez le premier,
elle correspond à l’image du monde moderne dont les certitudes s’effondrent
dans le sillage linéaire du Progrès, lequel suscite un doute ou une ambivalence
quant à une appréhension des choses et des êtres, qui s’explique selon le
modèle kantien, par des dictionnaires problématiques. Chez le second, la
confrontation à la fin des métarécits porte la rupture sur un mode éclaté et
multidirectionnel. Le procédé montre la beauté paradoxale d’un univers en
suspens, instable et étrange, dont la grisaille devient le trait d’union entre
les êtres dans l’espace déserté qu’occupaient les métarécits.
Annexe I
Portrait de Dora Maar 5,
Pablo Picasso, 1937
Deux points de vue produisent un discours pictural
ambigu; le point de vue relève du discursif.
Annexe II
Carré noir sur fond blanc, Kasimir Malévitch, 1915
Carré blanc sur fond blanc, Kasimir Malévitch, 1918
Conclusion
Pour
commencer, j’aimerais tout d’abord justifier tout ce qu’il y a de
personnel : par souci d’honnêteté, je tenais absolument à me situer, en
tant que locuteur, dans ma situation réelle.
Il ne
m’a pas été difficile de trouver un prétexte à écrire, un prétexte qu’on
pourrait peut-être nommer un sujet. Je me suis basé en grande partie sur mon
vécu; comment faire autrement? Cela dit, je ne me suis pas interdit d’inventer,
quand le contenu émotionnel rejoignait une expérience vécue. En trente ans, j’ai
expérimenté beaucoup de choses qui ont fait de moi l’homme que je suis. Je me
suis toujours senti étranger. Toute ma vie durant, j’ai été un solitaire et je
n’ai jamais été comme les autres. Ce n’est pas que ça me fasse grand-chose à
moi, personnellement, seulement on me l’a grandement fait remarquer, jusqu’au
point où je me suis senti totalement différent, aliéné, en marge, rejeté et
ajoutez ce que vous voulez.
Premièrement,
je n’ai jamais eu de famille et je n’ai jamais cherché à en avoir. Cela vient
avec son lot de problèmes et affecte profondément l’individu lui-même, mais
surtout le regard que les autres jettent sur lui. D’abord, quand on est jeune,
c’est l’insécurité (financière et sociale): personne n’est là pour vous
ramasser; vous devenez dur, vous ne pouvez pas prendre de chances avec les
gens, surtout que ceux-ci voient cela comme une faiblesse facilement
exploitable en se disant que quoi qu’ils fassent, vous êtes sans recours. Ce
qui n’est pas faux. Ensuite, la simple différence de votre mode de vie, lequel
procure une certaine liberté, rend jaloux. Vous n’avez pas d’enfants,
d’obligations, etc. Ça mène vers un certain art de vivre que je partage
toutefois avec d’autres, ceux que j’ai voulu décrire, et pas n’importe comment:
j’ai voulu pour une fois qu’ils soient vus comme des guerriers, comme des
conquérants de leur propre liberté. On les voit toujours dans les
représentations artistiques comme des ratés, des bandits en prison, des parias.
Mon héros, un être de cette sorte, nous fait voir le monde de son point de vue,
avec ses valeurs, ses goûts, ses ambitions, ses frustrations. En mettant en
scène un tel personnage, de cette façon, on met aussi en lumière toute
l’hypocrisie de la société, toute sa cruauté, toute sa stupidité et on voit que
le paria n’est pas plus mauvais que ceux qui le jugent.
C’est
un texte qui parle de répression et d’aliénation, mais aussi de liberté et de
bonheur, liberté et bonheur un peu tragiques pourtant. Je ne sais trop si c’est
le passé religieux, la direction morale des prêtres sur la vie privée qui font
en sorte que les standards sociaux d’aujourd’hui sont si incontournables que
les gens puissent se permettre de juger la vie privée des autres, mais, moi,
personnellement, j’ai toujours senti une grande pression de la part des gens
qui m’entourent.
Je
consomme peu. Je ne magasine pas. Je ne sors pas souvent. Dans ma jeunesse,
j’ai appris à apprivoiser la solitude, le dénuement. J’ai été en centre
d’accueil. Au cours de ce passage, j’ai été enfermé dans une pièce pendant un
mois et demi. On appelait ça «l’isolation». Pendant les premiers jours, je
n’avais pas de matelas, pas de nourriture, pas le droit d’aller aux toilettes;
il n’y avait que quatre murs en béton, un plafond et un plancher du même matériel
et une petite fenêtre glacée tout en haut. C’est tout. La première semaine,
c’est difficile. Au bout de deux semaines, on n’a plus besoin de personne et de
rien. Paradoxalement on est libre, mais libre de quoi? C’est une question
sous-jacente à l’écriture de mon mémoire. L’Enfer, c’est les autres? Ou l’enfer
c’est quand on a cessé d’être soi-même pour épouser les modèles sociaux?
Cela
soulève la question complexe de l’identité. Que suis-je véritablement,
fondamentalement? Bien entendu il ne s’agit pas de condamner systématiquement
tous les modèles sociaux du fait qu’ils sont culturels et donc superficiels; il
s’agit de les choisir librement. Mais comment cette liberté est-elle possible
et comment peut-elle bien se manifester? L’espace du texte fut d’abord pour moi
un espace de liberté et j’en suis venu à la conclusion que la voix seule est
porteuse de cette identité primordiale de l’individu. Ce n’est pas nouveau
comme idée. Donc, en travaillant la voix, en la laissant s’exprimer telle que
je la retrouve dans mon environnement, dans mon passé, telle qu’elle me rejoint
et porte mon opinion sur divers sujets, j’ai entamé cette quête.
Le
lien avec l’essai. On comprendra que la position est paradoxale et antithétique
lorsque le narrateur dit que la communication n’existe pas, en affirmant qu’il
est futile d’écrire un livre, tout cela en en écrivant un. C’est justement ce
type d’antithèse qui est à la base de mon concept de rupture discursive et de
l’esthétique moderne: ce que je visais à atteindre.
Le problème
de l’altérité ne s’applique pas qu’aux autres face à soi, il s’applique aussi
au sujet face à lui-même. Partant de cette interrogation typiquement moderne,
j’ai voulu comprendre comment les grandes œuvres de la modernité ont fait
sentir cette étrangeté face à soi et aux autres, d’où mon étude et le postulat
de la rupture discursive dans ma partie théorique. J’ai remarqué, dans mon
corpus, que plusieurs œuvres majeures confrontent différents discours sur l’identité
d’un objet ou d’un sujet de manière à ce que ces discours s’excluent l’un et
l’autre, créant une identité flottante, non déterminée. En confrontant deux
discours identitaires sur un même objet, discours qui ne peuvent coexister sans
se miner réciproquement, on obtient une sorte d’ambivalence qui constitue le
spectacle de l’altérité.
Or
dans le contexte actuel de la culture, avec la chute des métarécits, dépositaires
d’une autorité supérieure, ce problème est bien réel et j’ai cherché à le
comprendre, à comprendre pourquoi l’homme moderne se reconnaît dans toutes ces
œuvres qui mettent en scène l’altérité. Pour ce faire, j’ai pris le modèle
philosophique de Kant, lequel montre bien que la chose en soi n’est jamais
connaissable et donc, au fond, qu’il se trouve une sorte d’altérité
fondamentale et universelle à la base de notre perception du monde. Et de là,
j’ai tiré le concept de rupture discursive et sa pertinence dans l’écriture.
C’est
pourquoi, dans ma partie création, le récit met souvent en opposition des
discours irréconciliables. Le narrateur produit un discours dans lequel il voit
le monde et les gens d’une manière très négative, mais ensuite il peint ceux-ci
sous un jour positif, sans qu’on puisse trancher. De la même manière, il dit
qu’il est ridicule d’écrire un livre, mais il en écrit un et montre un intérêt
pour la littérature. Cela fait ressortir l’altérité du sujet et du monde qu’il
décrit, tout en empruntant un procédé moderne qui le rend partie intégrante de
cette esthétique. Cela assure aussi une certaine universalité propre à
rejoindre le lecteur, selon mon hypothèse voulant que la rupture discursive fut
le procédé à la base de la poétique moderne et des techniques artistiques des
différents arts de ce courant.
Cette
étrangeté essentielle du noumène, de la chose en soi, de son mystère, me
semblait assez poétique et je voulais la mettre en évidence, je voulais que le
narrateur puisse soutenir cette ambivalence et cette incertitude. Je voulais
qu’il se perde dans le néant, et le monde avec lui. Mais comment un individu,
un lecteur ordinaire qui pourrait se reconnaître dans ma création, serait
susceptible de supporter cette angoisse devant le néant? Il me fallait mettre
en scène les conditions d’un abandon total : la consommation de drogues.
L’alcool
et la drogue, à cause de leur effet d’atténuation de l’inhibition, m’ont permis
de surmonter la censure rationnelle et d’exprimer une certaine révolte et un
pan antisocial au discours. Peut-être
une certaine connexion avec le subconscient, lequel n’est pas un produit
culturel, mais un produit unique et primaire. Ce qui n’est pas culturel me
semble porteur d’une plus grande vérité face à l’identité de la personne, c’est
aussi porteur de singularité, d’inédit et de nouveauté, toutes des catégories
qui me sont chères.
Aussi,
j’ai pu mettre en scène des événements choquants. Il me semblait nécessaire de
franchir cette frontière afin de dévoiler un espace de liberté, seul objet de
la quête du héros. La liberté demeure la condition essentielle à toutes les
catégories esthétiques de la modernité, telles que dégagées par Baudelaire,
dont j’ai étudié la pensée dans ma partie théorique : la nouveauté,
l’étrange, le difforme.
Suivant
la pensée de Freud, les premières lois furent créées pour contrer l’inceste;
c’est le premier frein à la liberté de l’individu dans l’histoire de
l’humanité, la première convention sociale. Pour revenir à cet état premier de
l’individu, son identité fondamentale, je l’ai dit, je voulais abstraire mon
héros de toute détermination culturelle sur son identité et son action afin de
parvenir à un état primitif. C’est pourquoi les interdits inconscients devaient
être levés, la drogue étant un prétexte ou un moyen pour le héros de se
libérer, tout en rendant acceptable pour le lecteur les différentes péripéties
et opinions.
Ma
réflexion théorique visait à circonscrire une
définition de la beauté dans ma partie création, tout en voulant assurer
une certaine universalité dans l’œuvre qui pourrait faire en sorte que le
lecteur s’y reconnaisse. Pour moi, la beauté est fondamentalement la qualité de
quelque chose qui plait universellement. Il fallait faire en sorte que le plus
grand nombre de lecteurs s’y reconnaisse; et parce que j’aime surtout les
œuvres modernes, personnellement, j’ai exploré cette esthétique et certains
éléments de son corpus pour en dégager un procédé que j’ai également mis en
œuvre dans mon récit, comme je l’expliquais plus haut. Autrement dit, j’ai
cherché ce qui faisait de nous des hommes et, plus spécifiquement, des hommes
modernes.
Je
suppose qu’à quelque part, avec la bureaucratie, nous sommes devenus tous les
mêmes au regard des institutions, tout en nous sachant différents, au fond. Je
crois que de là provient cet intérêt pour tout ce qui véhicule ou montre
l’altérité. L’homme moderne est révolté et dit «je ne suis pas ce que vous
dites, je ne suis pas comme les autres; pas un numéro d’assurance sociale; pas
un mammifère quelconque, etc.». Avec la médiation des rapports sociaux, comme
facebook et twitter, nous sommes tous les mêmes et nous n’avons aucune voix
pour dire ce que nous sommes à ces institutions qui n’ont pas de visage.
Je
crois que les gens, aujourd’hui, tentent de plus en plus de se distinguer, mais
tout cela dans le vide, en vain, parce que les catégories sociales qui
définissent leurs identités ne sont pas en notre contrôle; la communication
n’existe pas entre ceux qui déterminent cette identité et l’individu. Les
rapports sont indirects et le message se perd parmi la foule d’informations qui
circulent. L’homme ressent qu’on ne cautionne pas son identité, qu’on lui
refuse d’être ce sujet unique, unicité qui, j’ai l’impression, participe
énormément à sa dignité et à son estime.
D’un
autre côté, étant donné le cloisonnement des sciences et des discours, leurs
développements et leurs spécialisations font en sorte que l’individu est
confronté à plusieurs discours identitaires, sur un même objet, sans pouvoir
discerner l’autorité de chacun, sans connaitre leur valeur. Cela le laisse dans
l’ambivalence. C’est la rupture discursive dans la vie de tous les jours, le
grand brouillard, que j’ai cherché à reproduire dans mon œuvre pour que le
lecteur s’y reconnaisse.
À
partir de là, j’ai fait de cette ambivalence le point de départ vers une quête
de liberté et d’autodétermination qui va acheminer le héros vers une forme de
retrait total, face aux discours et à la société.
Pour illustrer
l’autodétermination par le discours, j’ai utilisé l’humour en ponctuant le
discours de termes vagues et de répétitions pour bien montrer que le locuteur
ne cherche pas à démontrer quelque chose, mais qu’il est juste en colère. Je
n’ai pas voulu en faire un personnage d’autorité, par son discours, j’ai voulu
le rendre légèrement ridicule. Cela pour deux raisons : la première était
pour assurer un certain plaisir de lecture, la deuxième était pour faire passer
un message assez lourd et contestable, sans que le lecteur se braque (je ne
suis pas sans savoir que plusieurs personnes trouveront mon message
contestable, voire révoltant). Mais je visais aussi à ce que mon récit puisse
servir d’outil de remise en question et de vecteur de changement, dans
l’optique où il serait diffusé (idéal d’auteur).
Toute
cette entreprise, c’est un peu une recherche du primitif dans chaque individu,
une sorte d’expérience scientifique, à la limite; cela dit sans prétention. Il
y a aussi l’expérience de la transe intoxiquée, laquelle transforme la vision
de la réalité, affecte les sens, le jugement et les sentiments afin de dévoiler
le monde sous un jour nouveau.
C’est
une sorte de route inconnue vers un ultime primordial et une liberté absolue,
une sorte de cheminement initiatique. Il y a quelque chose de spirituel
là-dedans, je m’en rends compte à parcourir mon mémoire. Mon héros ne cherche
pas une libération sociale; je crois qu’il est quand même lucide, enfin
j’espère que le lecteur le sentira de même.
En ce
qui concerne les éléments autofictifs, Sharbrouke pourrait être remplacé par
n’importe quel nom de ville. Évidemment, il ne s’agit pas de circonscrire le
récit dans l’espace d’une seule ville, comme je l’ai dit, je cherche à
atteindre une certaine universalité. Cela dit, je vis dans la ville de Sherbrooke
et je ne voulais pas inventer un nom pour rien. Par paresse, j’ai déformé le
nom de ma ville, laquelle constitue tout de même un excellent exemple d’un
milieu aliénant et stupide. Pour les petits patriotes municipaux, je suis bien
ouvert à vos commentaires si vous payez le cognac et je n’espère pas gagner une
bourse de cette municipalité primitive et brutale.
Mais
elle m’a beaucoup inspiré. C’est la ville avec le plus haut taux de policiers par
habitant, la ville répressive par excellence; un grand village dont les
habitants sont désœuvrés. Il y a une grande part autobiographique dans le
récit; le profilage policier, les préjugés d’un autre âge, la barbarie
intellectuelle et tout le reste existent bel et bien. Un futur collègue
universitaire pourra avoir un portrait vrai de Sherbrooke et du Québec; pour
une fois, les études universitaires pourront se pencher sur une vraie peinture
de la société, plutôt que d’étudier les œuvres fausses de quelques privilégiés
ignorants ou hypocrites (bien que notre littérature en regorge).
Le mémoire fut divisé en deux parties.
Premièrement, il y avait la partie création, mon récit, Le Retrait; deuxièmement, une étude théorique sur l’esthétique et
la poétique modernes à laquelle je crois et que j’ai tenté de mettre en œuvre
dans la première partie. Pour un être, comme moi, qui a conscience qu’il ne
pourra rien faire d’autre que d’écrire, tout en sachant la chose quasi
impossible, c’est un immense soulagement que de terminer ce mémoire et je
remercie tous les gens qui ont cru en moi et qui m’ont appuyé; à commencer par
Pierre Hébert, mon directeur et Josée Vincent, ma jurée, ainsi que Nathalie
Watteyne qui m’a, la première, publié et qui m’a fait avancer dans mon
processus lors de ses généreuses discussions. Un merci tout spécial à François
Landry, mon autre juré, pour sa généreuse et édifiante correspondance au fil du
temps, sa probité exemplaire et sa coopération dans le cadre de ce mémoire,
lequel n’aurait pas été ce qu’il est sans ses conseils si précieux.
Bibliographie
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de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1970, 316
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Albin Michel, 2001, 978 p.
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Paris, Éditions du Seuil, 1990, 192 p.
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nuits blanches. Le sous-sol, Paris, coll. «Classique», no 2628, Le
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Kant, Emmanuel, Critique
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de la raison pure II, Paris, Flammarion, 1944, coll. «Classiques», 380p.
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Éditions de minuit, 1979, 109 p.
Meschonnic, Henri, Modernité
modernité, Paris, coll. « Folio essais», no 234, Gallimard, 1988, 316 p.
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et la modernité poétique, Paris, coll. «Que sais-je?», no 2156,
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Vattimo, Gianni, La
fin de la modernité : nihilisme et herméneutique dans la culture
post-moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1987, 185 p.