Tout a
commencé il y a longtemps. Pour être plus exact, je crois bien que rien n’a
commencé, mais faut bien un début à mon histoire. Les livres ont la fâcheuse
habitude de commencer quelque part alors que c’est rarement le cas dans la vie.
On croit toujours que tout a débuté à tel moment, mais finalement, on se
souvient du moment où tout a réellement débuté et c’était pas celui qu’on avait
cru. La mémoire, c’est comme la température, ça vient toujours saloper nos histoires.
On raconte qu’à tel moment telle histoire avec tel dénouement s’est mise en
place dans une sorte de suite fatale et cohérente d’événements, mais on y
repense et on se frotte le menton en se disant que ce n’était pas précisément
ça, l’histoire. Mais malgré tout, peu à peu, des choses viennent s’inscrire
dans cette suite logique et on se rend compte que l’histoire n’est pas terminée
et que le dénouement n’est pas encore venu. Parfois on croit qu’il n’y a pas
d’histoire du tout, mais c’est plus chiant. Tout ça pour dire que le début de
ce texte me viendra peut-être après, parce que, pour le moment, je n’ai pas
d’idées, mais on verra. Faut être attentif, moi je le serai et je vous
conseille de faire la même chose. Mais vous ferez bien ce que vous voudrez,
j’peux pas vous forcer à lire.
Mon
existence est d’une platitude infinie et j’ai longtemps souffert de solitude.
Je m’enfermais chez moi et je ne faisais rien. J’habitais dans une boite.
J’imaginais quelques drôleries, parfois, que je trouvais plus ou moins
réussies. J’en riais souvent et j’anticipais de les raconter ou de les écrire.
La dernière, par exemple, avait un peu la tournure suivante et m’est venue dans
les circonstances que je vais ici rapporter. La nuit de dimanche dernier, j’ai
consommé, je dois l’avouer, une certaine substance en écoutant les émissions de
fin de soirée à TVA. James Bond venait de finir et j’étais fort agité, après
avoir analysé le film de manière plus ou moins cohérente. Il m’était apparu
toutes sortes de formules bouffonnes pendant le visionnement. Je voyais Bond
sortir son pistolet, avant de visiter les attraits occultes d’une femme, et je
pensais qu’il «avait toujours le fusil à l’air», ainsi que d’autres remarques
de mauvais goût moyennement enthousiasmantes. J’écoutais alors du Scriabine
dans mes écouteurs; je n’entendais pas mon téléviseur, mais je le laissais
allumé quand même, puisqu’il paraît plus
normal qu’un homme se retire pour écouter la télé que pour écouter Scriabine;
je le sais par expérience, on ne pardonne pas qu’un homme écoute du Scriabine
dans mon bout. Les gens trouvent bizarre qu’on puisse écouter du Scriabine, et
s’enfermer pour écouter du Scriabine, et qu’on ne veuille rien savoir d’eux.
Les
gens nous détestent lorsque nous n’écoutons pas TVA et que nous n’entretenons
aucun lien avec eux. C’est la vérité. Écouter du Scriabine attire l’attention
des gens; or, si vous n’êtes pas indifférent, on vous déteste ou on vous aime,
voilà tout. Mais moi, je ne peux entretenir de relations avec les gens afin qu’ils
m’aiment parce que, au fond, je les déteste. Je les déteste parce que je n’aime
personne, et c’est pourquoi je m’enferme en écoutant du Scriabine dans mes
écouteurs, tout en laissant croire aux gens que j’écoute les programmes de TVA
et que je suis sot comme eux.
Quoi
qu’il en soit, je pouffais intérieurement de mes plaisanteries douteuses, en
écoutant du Scriabine dans mes écouteurs et James Bond à la télé, mais j’étais
faible et misérable intérieurement. J’expérimentais plusieurs états singuliers;
je m’ébahissais stupidement devant la découverte que j’avais faite du statut
ambigu de la Bond girl, toujours des deux côtés, comme une mère freudienne
partagée entre son conjoint et sa progéniture, ainsi que de la confrontation du
danger dans l’élément aqueux, grâce au supplice du mammifère carnivore marin.
Le degré de ma déchéance me heurta tout à coup. Il fallait que je me prenne en
main, songeais-je, mais cette résolution ne fit que m’effleurer et la musique
m’emporta très loin, assez loin pour que je puisse contempler béatement ma
soi-disant intelligence, dans un lieu où toute aberration faisait du sens.
J’ai
séjourné un moment dans cet état en songeant justement à cet incipit que je
devais écrire pour un cours, alors que cette composante ne me plait pas du
tout. J’ai déjà écrit le personnage, me suis-je dit; faudra préparer son
arrivée en scène. Ensuite, je me suis dit que je n’avais qu’à camper un
personnage narrateur qui serait l’interlocuteur de mon autre personnage, déjà
composé. Je n’avais qu’à trouver un prétexte pour le mettre en scène; je
songeai alors à un narrateur taciturne, qui aurait croisé mon personnage, alors
que celui-ci fouettait le derrière d’un cochon paniqué avec une serviette
humide. Les deux auraient été surpris dans une course folle, alors qu’ils
allaient comme ça dans les prés ou quelque autre décor champêtre. Aussitôt,
j’eus une image, je voyais un immense cochon affolé, tentant dramatiquement de
mouvoir sa corpulence sur ses toutes petites pattes frémissantes et nerveuses.
Je fus pour le moins ému de cette image et je me disais que la présence du
cochon serait une forme d’hommage à Gogol, pour qui cet animal constituait une
obsession littéraire. Je voyais mon personnage énigmatique s’adonner à cet
acte, hystérique, d’une absurdité qui me parut assez drôle.
On
devine que mon hilarité me sembla tout de suite hautement suspecte et
m’inquiéta sur le coup. Les accents lugubres et troublés du piano de Scriabine
venaient amplifier l’étrangeté d’une telle fabulation. J’eus honte. Je n’enverrai
certainement pas cela à ma correctrice; je n’aurais plus aucune crédibilité à
l’avenir, et je finirais seul et abandonné de tous dans cette institution. Tout
à coup, rendu blême par un enchevêtrement de spéculations qui ne menaient à
aucun résultat, aucun, je vis que commençait l’émission religieuse La victoire
de l’amour. Cela me sauva d’un dépérissement irrémédiable, je le
dirais aujourd’hui, dans la conscience de mon abjection. C’est alors que me
vint une autre blague que je garde pour moi. Elle put m’occuper davantage que
le cochon frétillant, parce que je sentais qu’il s’agissait là d’un humour plus
accessible, que je pourrais probablement utiliser un jour.
La victoire de l’amour… Ma
solitude prolongée et les sentences de mes attardés-de-voisins m’amenèrent à
accorder une importance exagérée au concept d’amour dans le titre de cette
émission qui venait de s’infiltrer d’une manière tout à fait inattendue et
immotivée dans ma vie, à ce moment-là. C’est ainsi : un moment nous sommes
dans les plus hautes sphères des arts, et, soudainement, nous heurtent des
trivialités de toutes sortes. Peut-être à cause de ma mélancolie et de mon
isolement, éventuellement tragiques et émouvants pour certaines personnes,
voilà qu’il me vint des phrases ayant trait à l’amour, au besoin d’amour et au
manque d’amour, telles que la vertigineuse cupidité du ton des intervenants
dans cette émission aurait pu les susciter. On ne pouvait tomber plus bas, mais
lorsque notre esprit est sous l’emprise des narcotiques, nous développons
malencontreusement des fixations assez peu hygiéniques. Pendant que je
m’engouffrais dans l’idée de cette soi-disant carence d’amour et dans les
choses entourant cette soi-disant carence, que moi et l’humanité entière
aurions ressenties, je devenais de plus en plus émotif et, je l’avoue, il s’en
fallut de peu pour que je me mette à pleurer comme un veau. Cependant, cette
détresse ne tarda pas à prendre des dimensions nouvelles, car la petite veste
de l’animateur ainsi que la bêtise émanant des différents propos de mes
attardés-de-voisins me frappèrent. Parfois le cynisme monte des profondeurs de
nous-mêmes et nous n’y pouvons rien. Je devenais cynique, pour une raison
obscure, j’attribuais cette soi-disant carence au simple fait qu’il n’y avait, en
réalité, que très peu de choses et de gens aimables, voire pas du tout.
L’écœurement nous vient et nous n’y pouvons rien. Nous n’avons pas d’arguments
contre l’écœurement, il est là et nous sommes livrés à cet écœurement et nous
comprenons de quoi il en retourne de ces êtres et de ces choses. Et tous les
regards levés vers le ciel ne peuvent nous convaincre de la décence d’aimer son
prochain, lequel nous écœure absolument. Ainsi nous parvenons à comprendre que
les gens ne sont que de naïfs mythomanes, au fond. D’abord, ils parviennent à
se convaincre eux-mêmes qu’ils sont aimables, lèvant dès lors les yeux vers le
ciel; ensuite, ils parviennent à croire que tout le monde est aimable en vertu
de la même mystique. Et les gens commencent à s’inventer des qualités et à vouloir
en convaincre les autres. La société n’est au fond qu’un gigantesque
regroupement d’illuminés et un mensonge de part en part élaboré par de naïfs
mythomanes sans discernement aucun. Tous croient que les gens sont aimables et
qu’eux-mêmes le sont, mais nous ne constatons tout de même que l’horreur et
l’abjection de ces gens, lorsque nous nous y arrêtons. Le ridicule de
l’animateur et la sottise surnaturelle de mes voisins me semblèrent alors être
le fond véritable et originel de la nature humaine. Je ressentis une profonde
aversion pour tout le monde; par dépit, probablement, je me suis imaginé sortir
sur mon propre balcon et crier «aimez-moi» comme un illuminé, à toute cette
planète peuplée d’imbéciles, comme un gigantesque pied de nez à mon prochain.
Voilà que j’avais encore l’intention de m’amuser aux dépens des autres, tel un
sinistre anglo-saxon. La frontière est étroite entre la monstruosité et la
magnanimité chez toi, me dis-je. Cette blague me plaisait tant, que je
m’imaginais la faire en toutes sortes de circonstances. Par exemple, je me
voyais entrer dans une classe, au beau milieu d’un cours, et exprimer
dramatiquement et carrément un certain besoin d’amour, pour ensuite me
distraire ignominieusement de la réaction des gens. Je suis lamentable. Je suis
cynique. Je suis méchant. C’est la vérité. Mais n’allez pas croire que ce texte
sera l’instrument de mon humiliation continuelle et permanente.
Voilà
bien la chose la plus pathétique à laquelle un homme puisse être réduit, parler
seul, écrire un livre. J’ai longtemps hésité avant de m’adonner aux lettres,
parce que je savais que j’aboutirais là : à écrire un livre qui dirait à quel
point il est ridicule d’écrire un livre. Je me suis ravisé quand j’ai compris
que l’écriture était la seule voie, le seul espoir de faire quelque chose de
vraiment honnête et sincère ici-bas. Bien entendu, en situation réelle, la
composition d’un texte est la chose la plus absurde et la plus infâme qu'on
puisse faire, mais il faut bien comprendre, une bonne fois pour toutes, que
nous ne pouvons nous occuper que de sottises sans signification toute notre vie
durant et que, dans ce cadre, il apparaît plus hygiénique d’écrire des
histoires ridicules que l’on donne pour ridicules, parce que nous ne sommes
alors pas dupe de l’insignifiance que revêt l’ensemble de cette histoire et de
notre vie. La postérité pourra dire : voici un homme qui ne fut dupe de
rien, et elle aura raison, dans la mesure où l’on fait exception de mes
raisonnements auxquels j’accorde une importance sûrement exagérée; autrement
dit, j’aurais été dupe de moi-même, mais mieux vaut choisir son maître quand on
nait esclave.
Il est impossible de vivre à notre époque,
mais ça les gens ne s’en rendent pas compte. Moi-même, je l’ai appris très tard,
mais je l’ai ressenti tôt. Les gens sont stupides et je les déteste pour cette
raison, principalement, et pour beaucoup d’autres. Je n’aime personne, voilà la
vérité. Vous pensez sûrement qu’il est tout à fait lamentable d’écrire un livre
qui tient de tels propos; que ce sont les gens, mes lecteurs, que je déteste.
En cela vous avez parfaitement raison. Mais je l’écrirai pas dans mon livre.
Mon livre traitera d’autre chose. Non, j'écris pour moi, j'écris pour rester en
retrait, pour ne pas me salir les mains. Faut bien que je m'occupe,
naturellement, comme tout le monde.
Je ne veux pas participer aux modalités de la
vie contemporaine. C'est pour m'échapper de la vie contemporaine et de mes
contemporains que j'écris, parce que je sais très bien ce qu'on veut lire, mais
je refuse de l'écrire. Qu'est-ce donc que ce labeur futile dans cette boîte que
nous n'avons même pas vue, direz-vous. Premièrement, sachez que je n’ai cure de
votre appréciation en regard de la qualité de mon travail. Deuxièmement, vous n’avez
pas vu ma boîte, en effet, et vous ne la verrez pas : c’est moi qui décide ce
qu’on y verra. Vous avez vu mon cochon et c’est amplement suffisant; le reste,
vous ne pourriez le supporter. Et cessez donc à l’avenir de me harceler avec
cette boîte qui, d’ailleurs, n’existe pas. Elle n’existe pas. J’ai utilisé ce
terme innocemment pour situer le lieu de l'action, ne m'attendant pas à me
faire interrompre, par la suite, à ce sujet. Je veux dire, j'ai utilisé ce
terme pour faire une image. J’ai menti. C’était une sorte de lieu symbolique,
comme j’ai appris à en faire usage dans mes cours de littérature. Je voulais
avoir l’air intelligent.
Connaissez-vous
Thomas Bernhard? voilà ce que dit Thomas Bernhard dans Extinction : «Sans art il n’y a pas de nature». Il n’y a plus
d’art, voilà tout, c’est le sens de Maîtres
anciens, faut bien comprendre. Il n’y
a plus d’art, il n’y a plus de nature, il n’y a plus de boîte. C’est ce que
j’écrirai dans mon roman. On ne peut pas montrer ce qui n'existe pas. La
littérature montrait, parce que l'art existait. Maintenant, il n'y a plus
d'art; c'est pourquoi il y a très peu de showing dans l'œuvre de cet auteur.
J’adore le futurisme russe et le suprématisme parce qu’il n’y a plus de nature,
et, par conséquent, plus d’histoire. Pas de boîte, pas d’histoire.
Je
l’ai déjà dit, j’ai toujours honte de moi quand il me vient l’envie d’écrire.
Je me dis : «Pourquoi? Qu’est-ce que t’as à dire?» Finalement, je me rends
compte que j’ai pas grand-chose à dire; c’est mon drame. Une belle histoire
avec des réponses et des explications, comme Balzac ou Zola en racontaient,
j’aimerais bien ça en écrire. Solutions aux problèmes sociaux, réponses aux
questions existentielles et tout, me semble que c’est plus utile qu’un texte
tout croche comme le mien. Mais, au fond, moi je les trouve cons, la clique à
Balzac. Y’a pas de solution. J’en trouve pas. J’ai déjà de la misère à trouver
des problèmes alors faut pas trop charrier. Y’en a plein des problèmes que vous
pensez, hein? Bah je ne trouve pas. J’me fous pas mal des arbres du Brésil et
de la guerre en Afghanistan. Moi j’en ai pour 50 ans, max, à tirer et j’me fous
que la planète éclate et que tout le monde crève après moi. Y’aura plus rien et
j’aurai la paix et les autres ils se débrouilleront comme ils peuvent. Et les
autres que je ne connais pas, je leur laisse
le soin de chialer et de sauver l’humanité. Moi je m’en tape.
Oh! le
monsieur est pas gentil, hein? Hein? Ouais, j’en vois des granolas qui
braillent sur les forêts et le reste, mais ça a pas l’air de les empêcher de
faire exactement comme moi dans la vie de tous les jours. D’ailleurs, la bonté
c’est devenu une carrière payante et à côtoyer ces soi-disant sauveurs, on se
rend compte qu’ils sont plus intéressés à avoir une bonne job dans un organisme
immensément riche au détriment, souvent, des choses qu’ils prétendaient
«sauver». À les regarder, on dirait pas qu’ils
s’en tapent, mais toujours ils braillent et ils chignent et ils ne font rien.
Ils pleurent sur tous les problèmes de la terre, pour des choses qu’ils n’ont
jamais vues et qu’ils ne verront jamais, et ils font chier tous ceux qu’ils
connaissent avec leurs salopes d’histoires de koalas et le reste. M’en fous des
koalas, c’est pas ma faute. Au moins, j’suis honnête; si j’ai quelque chose à
régler, je le règle; si je ne peux pas le régler, je m’en branle. 50 ans à
vivre, déjà 30 de passés, et je vais me casser le bécycle avec ce genre de
niaiseries? Non, moi j’veux vivre ma vie, où je suis, avec ceux avec qui je
suis et je veux faire ce que je veux pour le temps qu’il me reste, point final.
Après, tout va retourner dans le néant, plus rien n’existera parce que moi je
n’existerai plus. Les choses existent pour moi; sans moi, rien n’existe. Enfin,
c’est une question difficile, c’est plus compliqué que ça, mais j’peux pas y
répondre, ça fait que je prends ce qui fait mon affaire et c’est tout. La vie
et la mort. Le temps n’existe pas, c’est un chaos de morts et de renaissances,
l’existence. On se croit bien important, mais on n’est rien dans l’univers. Un
court moment donné à une conscience. La roue tourne, tout se consume dans
l’infini. Tout n’est qu’illusion et
mirages.
Plutôt
prendre une bière. J’suis alcoolique. J’sors dans les bars miteux, j’bois de la
bière forte et pas chère dans mon trou à rat de 1 ½. Les voisins viennent voir
la grosse bête alcoolique qui parle à personne et qui travaille à l’université.
Y’se plantent là pour le spectacle. Je me poserai de sérieuses questions
lorsque ma vie n’aura de sens que d’épier les gens, en pantoufles, dans un
corridor; probablement que je me pendrais. Je dis ça, mais peut-être que je
serai trop sénile à ce moment-là et que je n’aurai plus d’amour-propre. On
verra.
Cette
ville est un enfer. Jamais vu autant de crétins dans un si petit espace. Tous
des osti de baveux, des vieilles couilles molles. Y a de quoi boire. Y a de
quoi se pinter la gueule. C’est comme une lucarne dans une pièce noire et faut
bien respirer, faut bien voir ailleurs, sinon y a de quoi se tuer. J’sais bien
que ça règle rien. Enfin, ça règle rien pour les autres mais ça règle tout pour
moi et c’est ça l’important. Tous mes amis boivent; je les ai presque tous
rencontrés dans les bars. Mais ça j’vous le raconterai après. C’est pas le
moment.
J’sais
ce que vous allez dire. Enfin, peut-être pas vous mais tous les aligneurs de
mots avec leur saloperie de clarté de la langue française : y a trop de
répétitions. Ouais, j’aime ça les répétitions. Voyez : répétition, répétition,
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répétition…
Voyez.
Ça m’empêche pas d’être un bon Buddy et de pouvoir écrire des livres. La
preuve, j’en écris un. Personne va le lire, vous dites. Bah, c’est possible.
M’en fous, vais mourir dans 20 ans et tout sera oublié. Les souvenirs,
l’histoire et le reste.
Bon,
j’irai pas par quatre chemins. La plupart du temps je me lève entre 9h et 15h
pour aller travailler. Je travaille souvent le soir, tard. Ça dépend de
l’ouvrage que j’ai. J’ai pas d’horaire; j’ai des contrats et je peux m’y mettre
quand je veux. Je programme des sites internet et je fais de la recherche dans
un centre universitaire sur l’édition
littéraire au Québec. Je suis étudiant et j’performe bien. C’est dit.
Mon
bureau ressemble à un bureau standard; je le partage avec la secrétaire du
centre, une autre étudiante. J’ai une photo de ma petite nièce sur le mur et un
grand cadre que l’université a acheté pour décorer et qu’j’ai jamais compris.
Style mièvre, typiquement de notre époque, qui ne veut choquer personne et qui
fait ça en ne disant rien à personne. C’est quoi le sujet? Aucune idée. Un genre
de gars, dans une pièce, qui regarde je ne sais quoi, appuyé sur un bâton. Des
sortes de taches, je dirais, qu’il regarde. Derrière le gars, y a un chien
suspendu dans une sorte de boîte… C’est un peu comme une superposition de
photos. Allez comprendre.
Enfin,
pour en revenir à mon affaire, je me lève à ces heures-là et je bois du café,
souvent, mais je ne mange pas, parce que le matin j’ai pas faim. J’allume mon
système de son et j’me mets de la musique. Souvent la radio, parce que j’veux
pas m’occuper de changer les cds. Mais finalement je mets des cds, parce que la
radio m’écœure. Ces temps-ci j’écoute du punk rock et du death métal. Bah…
j’écoute aussi du Bach, du Scriabine et toutes sortes de choses. J’écoute
toujours de la musique. Enfin, passerai pas la journée à vous dire ce que
j’écoute.
La
musique c’est ma femme, si on veut, je l’aime et j’lui consacre plusieurs
heures par jour. Aussitôt que j’entre, j’en mets. Y a pas mal de raisons à ça.
Premièrement, c’est un besoin, c’est purement passionnel. Deuxièmement, c’est
pour conserver une parcelle de vie privée, parce que mon bloc appartement,
c’est comme coucher chez les sœurs de la charité, question intimité et
ouverture d’esprit. Manque que des calèches dans les rues de cette ville pour
qu’on se croie cent ans en arrière, avec la visite hebdomadaire du curé, la
livre de beurre à dix cennes et pis les enfants qui vont à l’école à pied et
qui ne se plaignent pas et pis qui reçoivent une orange à Noël et pis qui sont
ben contents.
Vous
ne savez peut-être pas, mais je vais vous l’apprendre. Je suis ce qu’on appelle
un personnage, une personnalité publique. Je n’ai jamais voulu être un
personnage, mais on ne choisit pas de devenir un personnage. C’est comme venir
au monde une seconde fois : la première, y a deux écervelés débiles qui
décident pour vous, comme si ce n’était pas évident que l’existence n’est pas
souhaitable; la deuxième fois, c’est encore une gang de crétins qui vous
foutent un spotlight dessus, parce que…
D’ailleurs,
ça remonte à loin. Même à la petite école j’étais un personnage. À la
maternelle, par exemple, j’avais décrété qu’une partie du parc de la cour
d’école m’appartenait et particulièrement une sorte de structure avec des
glissades et des cordes pour grimper et toute sorte de machins cons pour les
enfants. J’sais pas pourquoi je faisais ça, mais j’aimais ce complexe. Avec le
recul, je me dis que c’est sûrement parce que ça ressemblait un peu à une
maison, avec un toit, des murs et que je m’y sentais à l’abri. Possiblement que
je ne voulais personne d’autre dans mon abri, sauf des «amis». Peut-être aussi
je voulais cet endroit parce que tout le monde voulait y jouer. Bref je
l’ignore, mais c’était plus fort que moi. Aussi, je volais des allumettes à mon
grand-père, je les amenais à l’école et, à la récréation, j’allais me poster
sur mon château-fort. Aussitôt que j’en voyais un s’approcher, je sortais une
allumette et je disais au pauvre enfant : «Va-t-en, sinon je vais
t’allumer le cul». Ce qui est parfaitement ridicule, même à cet âge, j’en
conviens.
À
cette époque, je ne me rendais pas compte que les profs trouveraient anormal ce
genre de comportement : après tout, je considérais que j’avais travaillé
et même combattu pour avoir mon territoire; les autres n’avaient qu’à faire comme
moi. Évidemment, ça ne fonctionne pas comme ça; personne n’avait assez de
couilles pour risquer de se faire «allumer le cul» par mes allumettes
(heureusement, car je n’étais pas très sûr de ma technique d’allumage de culs),
malgré le fait que tout le monde voulait mon manège. Enfin, les profs m’ont
finalement considéré comme un pas fin. Ça n’a pas eu grand conséquence, puisque
j’ai su m’adapter.
Quoi
qu’il en soit, être le centre d’intérêt n’a jamais été mon fort. Je préfère
nettement passer inaperçu. Être anonyme, c’est être libre. Plus on vous
regarde, plus vous vous éloignez de cet heureux naturel, de cette belle
insouciance que nous avons tous au fond de nous-mêmes et que nous trafiquons
plus tard pour de pauvres convenances qui n’ont pas grand fondement, sauf celui
que la société lui accorde pour conserver ses esclaves dociles.
J’ai
compris ça assez tôt. Au primaire, je volais et je faisais la contrebande de
livres. J’étais rangé et professionnel. Je volais dans la bibliothèque de
l’école, dans les bibliothèques municipales et je revendais à bas prix les
succès de l’heure. À cette époque, c’étaient les livres dont vous êtes le héros
le gros hit. J’étais le fournisseur officiel pour les élèves de l’école qui
s’arrachaient les titres de cette collection, jusqu’à les réserver plusieurs
semaines à l’avance, tellement la demande était grande. Moi, je faisais un bon
prix, dépendamment de la personne. C’est entendu qu’au primaire les jeunes
n’ont pas beaucoup d’argent; mon tarif était de trois à quatre dollars le
volume, ce qui représentait 30-40% du prix de vente, avec des options de
paiement. Ça marchait bien. J’étais le jeune le plus riche de mon école.
J’étais très fier de ma business. Les autres élèves me traitaient avec respect;
jamais personne n’a parlé. D’ailleurs, j’étais un bon élève, j’avais de bonnes
notes et je restais à ma place.
J’avais
appris la règle numéro 1 de la société moderne : l’hypocrisie. Ça m’a
moins heurté que le pauvre Jean-Jacques, mais tout de même j’ai toujours été un
petit gars sensible. Tout allait bien, j’avais développé une manière d’enlever
la reliure et de remettre le livre à neuf, parce que les gens voulaient un
livre sans reliure pour aller avec la collection qu’ils avaient achetée en
magasin. Mais, ma vie manquait de défis, alors je me suis mis à voler aussi les
profs et d’autre monde, tant et si bien qu’il s’est répandu une consigne à la
grandeur de l’école concernant une mystérieuse vague de vol de livres. En
sixième année, mon prof, un fan de Confucius, je me rappelle - il le citait à
tout bout de champ - a découvert la chose; il me soupçonnait. Au cours de ses
enquêtes, il avait même offert l’immunité au coupable s’il se dénonçait à lui.
J’étais jeune, mais pas con. Finalement, il a publiquement annoncé qu’il renonçait
à trouver le coupable, en classe, en me regardant intensément, devant un paquet
de mes clients. C’était une épreuve, j’avais peur que quelqu’un parle. Je crois
que le prof trouvait juste drôle qu’un étudiant puisse voler les livres qu’il
avait tant de mal à nous faire lire et à nous faire aimer. Le reste de l’année,
il a été mon grand complice en m’entretenant de littérature et de philo souvent
et généreusement lors de nos rencontres.
Je ne
regrette pas, j’ai permis à un tas de personnes d’avoir des livres qu’autrement
ils n’auraient pu avoir. Avec le recul, je sais aussi que cela doit avoir
développé leur esprit critique et que ça a peut-être aussi développé leur sens
de l’autonomie (j’en engageais plusieurs vers la fin). Des citoyens qui peuvent
prendre les choses en main, pas des lavettes de l’État. Encore une fois, je
déconne. C’est vrai que j’éprouve une certaine joie à avoir répandu les livres
pour tous et peut-être contribué à ce que les jeunes pauvres, ceux à qui leur
père leur disait que c’était con, inutile ou fifi de lire et de s’instruire.
Mais je l’ai fait surtout pour l’argent.
Au
secondaire, j’enviais ceux que personne ne regardait, ne soupçonnait ou
admirait. J’avais compris la mentalité de nombreux criminels et hommes d’affaires,
en admettant qu’il y ait une différence. Tous veulent atteindre ce paisible
anonymat, ils espèrent tous, comme moi en engageant des employés, s’extraire de
l’attention publique et retourner incognito une fois leur commerce devenu
autonome. Mais ça n’arrive que rarement.
Anyway,
au secondaire, je change d’école. Je me suis lancé dans le commerce de cartes
pornos, de jacknifes et de hash. J’ai déjà enfermé un mauvais payeur dans sa
case où j’avais d’abord mis le feu dans ses papiers. Mon grand-père venait de
mourir et j’avais de moins en moins d’humour et de patience. Aucune sagesse non
plus, avec l’usage que je faisais de mon pouvoir, à un moment où je devais
faire ma place dans une nouvelle école. Là, c’est vrai, j’étais un personnage
public, mais les gens ne me respectaient plus. Les gens croient que c’est la
peur qui commande le respect, mais c’est pas ça. C’est tout simplement les
valeurs qui commandent le respect; pas de recette magique. La droiture, la
parole, la loyauté et un paquet de choses, mais pas simplement la peur, ça non,
sauf pour les tatas qu’on ne veut pas comme amis, de toutes façons.
Moi,
j’étais au bord du gouffre. Ce n’est pas si grave quand vous êtes un nobody, mais
quand vous êtes un personnage public, vous prenez une débarque en proportion de
votre popularité. Montrer sa faiblesse, dans la situation où j’étais, ça
revenait à m’exposer à tout ce beau monde qui voulait ma place. Misère, une
place que je ne voulais même pas ! C’est une seconde nature chez moi de
devenir un personnage public; depuis mon enfance, tout ce que je fais ou dis me
propulse à l’état de bête de foire. Enfin.
Ma
mère en avait sa claque; j’ai été en Centre d’accueil. Je recommençais à neuf,
un inconnu dans une nouvelle vie. La première journée, une émeute a éclaté dans
mon unité; j’ai battu un gardien et j’me suis ramassé au trou pour deux mois.
J’ai longtemps pensé là-bas, et j’en suis venu à la conclusion que, pour
n’avoir plus de problème, je devais me taire et me retirer complètement pour
échapper à ma malédiction de personnage public. C’est ce que j’ai fait, après
avoir pris en charge le commerce de la drogue dans mon unité et dans d’autres,
quand je suis sorti du trou. Ce fut un petit intermède avant mon retrait total.
Vous
vous demandez sûrement pourquoi j’ai pas fait autre chose que des mauvais
coups, puisque dans ce cas, n’ayant rien à me reprocher, je n’aurais plus à
craindre d’être un personnage public, sous le regard des autres. Je vous
demande bien ce que j’aurais pu faire… Par exemple, j’ai toujours voulu jouer
du piano, mais comment voulez-vous que je m’en sois procuré un ? J’allais
voler des vieilles carcasses de fer avec le chum de ma mère, lequel faisait
aussi pousser du pot. Ça m’a déjà pris toute mon petit change pour continuer
d’aller à l’école. J’avais beau lire, j’avais beau comprendre que tout cela
n’allait pas, mais en l’absence de moyens, on ne peut pas me reprocher d’avoir
voulu faire de l’argent, être heureux et vivre. J’avais le droit au bonheur;
c’est tout. Si j’avais attendu de l’aide, je serais déjà mort. Cinquante ans de
pauvreté, c’est ça le service de la société quand on ne vient pas d’une famille
riche, avec des contacts. Voilà tout, alors ne me faites plus chier avec ça.
Mais
j’veux pas vous emmerder avec ma vie, d’ailleurs je trouve que ça fait
pitoyable d’en parler. J’ai beau me forcer, je n’y vois tout simplement pas de
bons côtés. Du reste, tout cela est complètement faux, comme cet énergumène que
j’ai rencontré alors que j’habitais dans mon premier appartement, à 16 ou 17
ans, je ne me rappelle plus trop. Mais je vais vous le raconter quand même,
puisque j’ai rien d’autre à dire.
Comment
j’ai fait pour avoir un appartement à 16 ans? C’était un appartement supervisé
par la D.P.J. Une fois par semaine, mon travailleur social venait me voir pour
vérifier si je payais mes comptes, si je faisais mon épicerie. J’avais
l’équivalent de l’aide sociale pour vivre et j’allais encore à l’école
régulière. Un petit 2 ½ dans un sous-sol. Je me souviens qu’il n’y avait pas de
mur derrière le frigidaire, mais une cave en sables. Ça sentait la pisse. Ma
seule fenêtre était pétée et l’ami paranoïaque, l’énergumène dont je parlais,
avait tout arraché les tuiles du plafond de ma salle de bain. Il cherchait des
micros, parce qu’il se disait suivi par la police.
Je
l’avais rencontré dans un bar, un bar de poudre, comme on dit. Son truc,
c’était de s’injecter de la coke; là, il se mettait à délirer complètement. Il
s’habillait comme un aristocrate anglais ou j’sais pas trop. Il avait toujours
une canne, un chapeau melon et un habit. Il travaillait d’ailleurs comme
figurant dans un village historique. C’était un personnage aussi, mais, lui, il
faisait exprès pour se faire remarquer, sans compter que la cocaïne lui
enlevait toute pudeur. J’ai souvenir de longue promenades euphoriques, le soir,
dans les rues désertes. C’était aussi un artiste, un petit bum, occupé de
petites arnaques, comme déposer des chèques sans fonds ou voler des bicycles.
Mais c’était un con et il n’avait aucune parole.
Un jour,
il a d’ailleurs volé le mien pour l’échanger contre de la poudre au bar du
coin. À partir de ce moment-là, y a du monde qui voulait lui en mettre une. Il
n’est pas sorti de chez lui avant une semaine et, lorsqu’il l’a fait, ça a été
pour changer de ville. Plus tard, on a su que c’était une taupe.
C’était
une folle époque, une belle et folle époque. J’ai fait toutes sortes de choses.
Un jour, un vieil ami est venu chez moi, le soir, très tard. Ça faisait des
années que je connaissais Bob, mais jamais j’avais mis les pieds chez lui et
jamais il ne m’avait appelé ou donné son numéro de téléphone. Bob n’invitait
personne et changeait d’itinéraire à chaque fois qu’il partait de quelque part.
Un gars louche, avec pour seule loi une éthique implacable, assez philosophe
pour savoir que les gens changent, absolument loyal et honnête avec les gens
qui avaient des principes.
Quoi
qu’il en soit, il arrive chez moi à cette heure avancée et me dit de le suivre.
J’arrive chez lui et il m’offre tout son garde-manger. Lui, son trip, c’était
plutôt le hash et le pot. Alors on fume un peu. On jase, en attendant qu’il
lâche enfin le morceau. Il me montre ses postes de porno et il met de la musique. Au bout d’un moment, Bob se lève, pogne un
bat de baseball et me le donne en me demandant : t’es prêt? Faut pas
verbaliser ce qu’on pense quand un bum nous demande quelque chose sans nommer
la chose en question; il faut répondre en paraboles ou en gestes, mais la
parabole c’est mieux. Par orgueil, j’ai dit oui. J’ai pas demandé
d’explications, mais j’ai réalisé que peut-être je devais un service, puisque
toute la gang du bar avait mis dehors l’autre énergumène. J’avais rien demandé,
mais parfois les gens sont très serviables quand ils ont besoin de vos services
par après.
Anyway,
on a embarqué dans son vieux char. On ne voyait rien à travers les vitres. Il
faisait froid. On s’est parqué à la Caisse et on a été se poster dans une
ruelle. J’étais stone. Je regardais la fumée de ma respiration se dissiper
tranquillement dans la lumière des lampadaires. Je n’avais pas froid, mais
j’avais hâte de revenir chez moi, d’écouter un peu de musique et de dormir.
Finalement, ça bougeait. On entendait des voix approcher.
Mon
ami me fait signe que c’est eux. Je laisse le bat sous l’escalier derrière
lequel j’étais et je laisse Bob parler : je ne savais même pas qui était
le «target». Alors Bob salue les deux gars, dit que nous avions affaires à un
des deux. L’autre est parti. J’ai fait signe à Bob que je surveillais la
ruelle, au cas où il reviendrait ou que qu’un autre arrive. Bob a dit :
«tu l’as ou tu l’as pas?». J’ai pas entendu la réponse mais j’ai entendu le
bruit sourd d’un coup de poing au visage. Des gens passaient : ils ont
détourné la tête et ont fait comme si de rien n’était. Bob avait couché son
gars, l’affaire était réglée. Alors j’ai donné un coup de pied au gars à terre,
pour m’impliquer dans l’affaire sans lui faire mal, parce qu’il avait pris ça
en homme, sans chigner ni parlementer. C’est une chose que je respecte.
Quand
je vous disais que j’étais un homme méchant. Mais je travaillais sur moi-même.
Je lisais, je me remettais en question; je pensais. J’étais un personnage pour
ça, j’étais le gars instruit. Mon travailleur social m’a commandé mon premier
texte pour sa revue de travailleurs sociaux, expliquant la pertinence et
l’efficacité de l’appartement supervisé, lequel n’était que très rarement
attribué. À l’école, je m’étais complètement effacé. J’avais le spectacle de
mes voisins assistés-sociaux et criminels à la petite semaine; ça me faisait
peur. Je ne voulais pas que ma vie prenne cette tournure.
Une
bonne journée, j’ai mis mes grands sabots et je suis allé voir la directrice.
J’ai dit : «Si je fais mes math’s et mes sciences fortes avant la fin de
l’été, est-ce que je pourrais entrer dans la classe de douance?» Elle a répondu
vaguement et a tenté de détourner la question. Finalement, j’ai réussi à lui
faire promettre et je crois même que je lui ai fait signer un papier. J’ai fait
les cours et j’ai fini avec 98% en trois semaines. Je suis revenu avec le
papier et le bulletin : elle n’a pas eu le choix. Non seulement elle m’a
mis en douance, mais elle m’a mis avec le groupe le plus fort, ceux qu’on ne
séparait jamais, même pas pour l’éducation physique ou les activités
parascolaire. Pas mon monde. Je les trouvais moins intelligents et moins
intéressants que la plupart des gens que je côtoyais et avec qui je travaillais
(j’étais concierge de nuit). Quoi qu’il en soit, j’étais décidé à tous les
sacrifices et ils n’avaient rien à dire les péteux de broue du beau monde,
parce que j’étais meilleur qu’eux.
C’est à
cette époque que j’ai commencé à réaliser pleinement l’ampleur de la grégarité
humaine, avec la mode, les choses in et les choses out. Moi, je n’avais pas de
télé, par contre, j’étais le meilleur client de la bouquinerie. Le propriétaire
m’avait même qualifié de savant. Le savant silencieux des Promenades. À cette
époque, j’avais découvert, tout à fait par hasard, Rousseau, Nietzsche et
Balzac. En lisant les préfaces et en notant les références, j’ai pu m’orienter
dans le monde de la littérature sans trop perdre de temps ou d’argent. Ça a été
quasiment un miracle que je tombe par hasard sur d’aussi grands livres, quand
j’y repense. De même, le premier livre neuf que je me suis acheté, encore au
hasard, en ne me fiant qu’à la couverture, ce fut la Métamorphose de Kafka, dans la collection classique.
D’un
autre côté, mon accoutrement et ma culture télévisuelle inexistante
m’attiraient les regards. Encore une fois, j’étais le centre d’attention. Plus
je parlais, plus j’avais l’air d’un original alors que moi je trouvais mille
fois plus bizarre et ridicule de payer cent piastres pour un gilet à la mode.
Peu à peu, j’ai pris conscience que chaque gilet venait également avec une
attitude, des valeurs. J’étais très sensible aux valeurs, puisque j’étais déjà
un fan de Nietzsche. Je n’avais pas assez d’argent pour me payer une garde-robe
propre à me fondre dans la masse, pour avoir la paix enfin. De plus, je n’ai
jamais eu grand souci de mon image ou de mon apparence. Je veux être moi-même
tout simplement, et l’habillement n’a rien à voir avec ça; c’est un costume de
théâtre.
Rien
de plus déprimant que de voir le troupeau de bœufs contemporain, avec sa manie
de se prendre au sérieux dans les rôles débiles que leur insuffle la publicité.
Les gens prennent réellement au sérieux les histoires qu’on leur raconte. Se
promènent avec leurs gilets débiles et leurs snicks débiles et leurs coupes de
cheveux débiles. Avec leurs regards vides de bœufs. Qui vont tous les uns vers
les autres et sérieusement, sérieusement, s’attroupent avec les autres bœufs
dans leur genre. Quel désolant spectacle que de voir les troupeaux de bœufs se
toiser les uns les autres. Les bœufs sportifs, les bœufs intellos; les bœufs
qui se regardent avec leurs regards vides de bœufs; et le bœuf intello qui
pense qu’il est intello parce qu’il s’habille en intello, avec son troupeau
d’intellos qui vont dans les places d’intellos, contrairement aux autres bœufs
sportifs qui vont dans les places de bœufs sportifs. Comme s’il y avait une
différence. Tous se retrouvent dans les verts pâturages de l’illusion comique.
Ça
coûte cher d’avoir son troupeau; ça coûte cher d’avoir son p’tit rôle dans la
vie. J’me dis toujours qu’est-ce que ça change de s’accoutrer pour aller dans
les verts pâturages de l’illusion comique, à grands frais en plus? Et j’allais
mentir en disant que je ne le sais pas alors que je le sais très bien. Je sais
très bien, parfaitement bien, pourquoi les gens le font. Beaucoup de gens
diraient que c’est pour profiter du poids social du troupeau, mais c’est pas
ça. En réalité, la mode, ses costumes ridicules et tout l’univers clownesque de
la consommation, ça correspond au besoin le plus fondamental de l’être humain,
celui de la littérature.
Il n’y
a que la littérature qui donne sens, la littérature est la religion
fondamentale de l’homme. Quand un sagouin
s’achète un chandail, il s’achète une place dans un récit, il donne une signification
à sa pauvre existence de petite merde projetée dans l’univers. Un chandail de
rappeur, un char de rappeur et tout le reste, c’est une place dans le récit
mythique du rappeur, avec son sens et tout. En dehors de ces rôles stupides, en
dehors de tout récit, il n’y a que la froideur de l’espace noir, privé de sens.
Il y a l’angoisse, l’absurdité d’une existence ponctuelle dans l’immensité de
l’espace et c’est tout. La littérature est la matrice universelle de
l’humanité, sans quoi elle n’aurait même pas la force et la volonté de
survivre.
On
devine que je dois par conséquent faire ma propre littérature, trouver un sens,
faute d’adhérer aux singeries du récit de la consommation. Les récits de la
consommation, quand on y porte attention, nous disent, en fin de compte, qu’il
n’existe qu’un nombre limité d’individus. Comme les jeunes. Ces sales enfants.
Ces sales morveux qui jouent dans les balles multicolores du Mc Do comme des
cons. Ces maudits criards qui sautent et qui remontent sans cesse dans les
balles multicolores au Mc Do et qui courent partout comme leurs crétins de
parents qui vont travailler tous les jours pour s’acheter des saloperies et
amener leurs sales enfants jouer dans la piscine à balles du Mc Do. Quel sorte
d’attardé peut bien féliciter son sale criard, plein de morve… son sale petit
criard frisé qui se jette sans arrêt dans
les balles pour remonter comme un con.
Les
enfants sont cons et ils puent, voilà tout. Ils sont criards et portent des
maladies. Avec leur manie de toucher à tout, avec leurs petites mains pleines
de morve, ils colportent toutes sortes de maladies mortelles; de plus, ils nous
prennent la tête avec leur chialage perpétuel. Toujours, ils braillent. Sans
cesse ils tombent et braillent et nous cassent les oreilles. Jamais un enfant
ne tombe sans brailler. Toujours ils chialent et transportent des maladies
mortelles. Mais comme leurs parents, ils portent admirablement les valeurs de
nos sociétés, se débattant sans arrêt dans les balles, comme leurs sales
parents qui rentrent travailler tous les jours et qui chialent toujours et qui
transportent des maladies mortelles.
Tous
les bœufs rentrent travailler avec leur char super performant, après s’être
rasés avec leur rasoir ultra-performant. Le Québec et le monde entier sont de
gigantesques Mc Do où on se fait casser les oreilles et où l’on attrape des
maladies mortelles. Dehors, il n’y a rien, le néant. T’attrapes des balles avec
les amis ou tu vas faire ton chemin dans les rues noires, désertes et sans
fins. Voilà tout.
La
littérature est un long voyage dans l’univers sans fin, dans la solitude
infinie. La littérature est un devoir et une nécessité; un destin.
J’ai
toujours été habillé comme la chienne à Jacques. Être utile à la société, ça
m’intéresse pas. Les femmes qui font comme leurs mères, qui ne pètent pas, qui
ne sacrent pas, qui ne se défendent pas, ça me fait pitié, autant que celles
qui croient ne pas le faire dans les limites bien définies de la
contre-culture, voilà tout. L’être humain est esclave, faute d’accomplir son
devoir, de s’inventer, d’affronter le néant de son existence. Voilà ce que je
pense.
C’est ma quête; voilà pourquoi
je suis un personnage; voilà ce qui m’a amené en littérature et voilà l’idéal
que poursuit ce texte. Je suis convaincu
qu’il se trouvera un lecteur pour juger qu’il est raté; c’est inévitable et
heureux. Sa réussite aurait quelque chose de presque suspect. Il y a quelque
chose de pathétique dans le fait de faire cavalier seul en poursuivant quelque
fin mystérieuse; il y a quelque chose de pathétique dans le fait de ne pas
adhérer, de ne pas se sentir obligé de s’inscrire dans un récit commun, dans un
sens commun et d’aller comme un chien bâtard suivre les chemins ivres du
dehors. Évidemment que ce texte est raté, il ne mérite pas le temps qu’on
pourra y consacrer, encore moins cette grâce, d’être admis parmi les pros de la
littérature, pour entrer dans le club sélect des littéraires! Non, il faut
encore agir comme les autres, s’accoutrer comme les autres, parler comme les
autres, mais surtout, surtout, écrire comme les autres.
Naturellement,
il y a plusieurs ruptures dans ce récit. Parfois il est décousu. Il est
rupture. Je le dis haut et fort, la vie lisse, l’existence comme un long fleuve
continu, tout cela est mensonge, fausseté, supercherie diabolique destinée à
tromper le lecteur de bonne foi. Ce qui m’amène tout naturellement à vous
raconter comment je me suis fait pousser la moustache.
Peut-être
ne le saviez-vous pas, mais j’ai certainement la plus belle moustache de
Sherbrooke et peut-être même du Québec, voire du monde entier. Je n’ai vu
qu’une moustache comparable à la mienne, celle d’un chauffeur d’autobus. Assez
bien fournie, avec les bouts roulés, comme le colonel Sanders. J’ai toujours
été jaloux de sa moustache et je souhaite qu’il brûle en enfer, rien de moins.
Les gens
croient généralement qu’avoir une belle moustache est chose facile, or il n’en
est rien. J’ai longtemps réfléchi avant de prendre la décision de me laisser
pousser la moustache; ce n’est pas le genre de décision qu’on prend à la
légère. D’abord, le temps qu’elle pousse, c’est inélégant. Une petite touffe
ridicule. Ensuite, y a l’entretien : faut la tailler et tout. C’est une
grande responsabilité. Finalement, faut composer avec le regard envieux de tous
ces gens qui voient bien que vous avez la plus belle moustache du monde et
qu’eux n’en ont pas.
J’ai
pris cette décision durant un cours d’été. Juste avant de me tourner en
ridicule en écrivant une déclaration d’amour, assez lamentable et ridicule
d’ailleurs, à ma prof, suivant en cela une impulsion assez mystérieuse. On
aurait dit que je ne voulais plus qu’on ait d’attentes envers moi. J’avais le
goût de décevoir, de déplaire. J’avais envie d’irréversible. J’avais le goût de
tester les limites de ma liberté et ce fut concluant : chacun peut
décevoir grotesquement, à tel point que l’on attende plus rien de lui et qu’il
soit libre définitivement. Je conseille à tout le monde de commettre
l’irréversible, d’envoyer une lettre fortement déplacée à une personne importante,
c’est comme se jeter dans le vide; c’est comme s’il vous poussait de grandes
ailes vous permettant de survoler l’abîme métaphysique de la liberté.
Je
suis un chien bâtard et crotté qui écrira un chef-d’œuvre immortel; je le sais.
Je sais, je sais que je suis où personne n’est jamais allé. Je sais que j’ai
quelque chose d’enviable qui vient d’ailleurs, que j’ai trainé avec mon
baluchon là où tout le monde aspire à aller et j’irai plus loin encore parce
que je n’ai besoin de personne. Rien ne me retient et je me retourne seulement
pour cracher en arrière. Je déteste tout et tout le monde et je souhaite leur
disparition complète, si possible, parce que je suis un être méchant. Je suis
méchant, j’ai un égo surdimensionné.
Tout
cela contribue à faire de moi un être singulier. Je m’habille tellement mal et
je suis si déplacé qu’on a voulu me mettre dehors de mon appartement.
On me
demande souvent pourquoi je suis si désagréable; j’sais pas trop. J’ai
certainement compris ce que Baudelaire entendait par «plaisir (aristocratique)
de déplaire». Cela dit, je ne me considère pas comme un aristocrate, même si je
vis comme un comte ou un duc machin. Juste écrire c’est assez éloquent. Je
crois même qu’écrire fascine et attire le regard, parce que ça demeure
excentrique. Enfin, j’ai longtemps cru que c’était à cause de ça que ma voisine
m’accordait autant d’attention, mais je ne suis pas certain. Cette connasse
fatigante, qui tourne toujours autour de chez nous, avec ses chiens fatigants,
ses enfants fatigants. J’crois que c’est parce que mon côté artiste la
chicotte. Elle est comme fascinée. Souvent je m’imagine qu’elle arrive avec un
petit tailleur en crème fouettée et qu’on fait l’amour durant trois jours, mais
ça n’arrive jamais, alors j’écris des machins : pas le choix.
J’aime
les femmes déplaisantes, comme les féministes, par exemple. Rien de mieux que
de faire dire à une féministe que c’est une petite traînée. Les féministes
adorent ça. Elles passent leur temps à nier leur sexualité; c’est normal. Quand
vous faites dire à une féministe qu’elle est en fait une petite traînée, c’est
pas long qu’elle vous offre sa petite chatte.
Mon fantasme absolu c’est de coucher avec une
petite féministe, lui verser du vin dessus et boire sous ses seins et sur son
corps offert à tous les passants; qu’elle comprenne enfin que c’est une petite
traînée, et qu’elle gémisse pendant des jours et des nuits, comme une petite
traînée qu’elle est.
Peut-être
que ma voisine est une féministe, je ne sais pas. Elle est pas si mal, en tout
cas. Elle me tape sur les nerfs. Je crois bien que je la déteste. Mais jamais
elle n’arrive avec sa petite jupe en crème fouettée, pour que je lui fasse
comprendre, pour que je lui fasse comprendre, oui, à quel point elle me tombe
sur les nerfs et à quel point c’est une petite traînée qui mérite une solide
correction. Sale voisine.
J’ai
de drôles de relations avec mon voisinage; il est temps que je vous en parle.
Pas facile à expliquer. Je dirais que c’est parce que je suis un drôle de gars,
de un; de deux, les gens sont drôles aussi (et ils méritent une solide
correction).
D’abord,
je vous dirais que je suis un gars honnête et que je dis toujours la vérité.
Même le monde que je connais le dit : «Frank, c’est un gars honnête qui
dit toujours la vérité». Mais j’ai pas à me justifier. Si vous ne me croyez
pas, vous avez juste à venir chez nous, pis vous allez voir ma petite salope de
voisine et vous verrez qu’elle mérite une solide correction.
Mais
là, je sais ce que vous allez dire : On est perdu! On comprend pus rien,
parce que tu parles de toutes sortes d’affaires pis on comprend rien…
blablabla… Vous méritez une solide correction vous aussi, et vous êtes pas trop
rapides de la caboche. Ouais, vous êtes pas vites. Vous voulez une petite
histoire qui vous raconte ce que vous savez déjà, un petit livre bien organisé?
Allez vous acheter un Harlequin ou j’sais pas quoi. Tiens! Allez donc vous
inscrire à l’Université : ils aiment ça là-bas les livres insipides, les
petites histoires qui se suivent, la petite littérature d’intellos qui n’ont
pas assez de talent pour écrire sur la réalité et qui aiment mieux vous en
faire voir, des petites histoires bien lisses, qui se suivent et qui disent
rien et qui les réconfortent parce qu’ils les comprennent. Le reste, ils ne
prennent même pas le temps de le lire. Ce texte, un chef-d’œuvre immortel, n’a
même pas pu profiter d’une lecture honnête pouvant percevoir mon génie
incontestable. Même pas.
Vous
êtes perdus les ti-pits? Attendez, je vais vous prendre par la main, gang de
petits morveux pathétiques. Là, j’allais raconter l’histoire passionnante – oui
passionnante- de la fois où un de mes voisins a tenté de me mettre à la porte
de mon bloc appartement et comment il a transformé ma vie en enfer véritable,
sans motif apparent : comme dans la vraie vie, où il arrive des affaires
de toutes sortes sans suite et qu’il faut dealer avec et qu’on comprend pas.
Y’a plusieurs raisons au fait qu‘on veuille
refaire mon éducation, mais la principale c’est que j’ai pas de famille et que
j’invite rarement des amis : le gars isolé, dans l’ombre du regard de la
société, sans témoins, sans défenseur, un inoffensif robineux en marge de la
bonne société des gens bien.
Je ne
suis pas un gars sociable. Ça m’arrive de parler avec les gens, mais plus
souvent qu’autrement je ne fais que parler des lieux communs, que je répète
sans cesse d’une manière tout à fait déplacée dans le but de me faire remarquer
et de me rendre intéressant. Toujours est-il qu’un de mes voisins a voulu me
mettre à la porte de mon logement, pour des raisons qui lui appartiennent, ce
qui est tout à fait comprenable.
Tout a
commencé…Enfin… Bon, tous les jours je me lève et je me fais traiter de tous
les noms, sûrement à cause de ma personnalité, mais aussi à cause de l’effet
d’entraînement : mettez trois ou quatre clowns ensemble et même s’ils ont
rien à branler d’un sujet, ils vont se monter la tête et en faire toute une
histoire. C’est probablement ce qu’on appelle l’instinct grégaire. Or il y a
beaucoup de gens qui se sont joints à mon voisin qui voulait me mettre à la
porte, à cause de ma personnalité. Ils ont leur base chez mon très végétal et
très con de voisin, à côté de chez moi. Un authentique psychopathe qui fait une
fixation sur moi, peut-être à cause de mon comportement désagréable.
Les
causes, voyez, ne sont pas claires. Je vous laisse déterminer si c’est un
motif, moi je ne sais pas. Si vous avez des idées, sentez-vous libre de les
écrire dans l’espace que j’ai prévu à cette fin, sous ce paragraphe : ça
rendra mon texte plus cohérent, moins décousu et mes lecteurs aimeront ça,
parce que, jusqu’à présent, je ne suis pas certain qu’il me comprennent.
Espace
des motifs de mon voisin :
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Donc,
j’me lève et j’entends les délibérations du jour sur mon cas. Il est difficile
de ne pas entendre, parce que ces immeubles d’habitation ont des murs en carton
et on entend tout. Une journée je suis un terroriste homosexuel (je suis
célibataire), une autre je suis un caïd de la drogue twitt (je lis). Et ils ont
comme de la misère à entendre, on dirait, parce qu’ils le répètent sans arrêt.
Moi, disons, ça ne me dérangerait pas d’être un caïd de la drogue twitt, mais
j’aimerais juste avoir la paix un coup que l’affaire a été délibérée, mais ça
marche pas de même. Faut s’imaginer que j’entends ces niaiseries et
remontrances sans arrêt, tout le temps que je prends mon café, même si y a la
musique : «Maudit que ça a pas d’allure, pas avoir de blonde pis
d’enfants...»
Sont
toujours en mouvement, on ne peut pas les voir. Vous ne savez pas comment les
gens des quartiers pauvres arrivent à mettre quelqu’un dehors de leur bloc. Ce
sont des spécialistes de la surveillance et de l’écœurement. Ils ont des
techniques et elles marchent. Moi, la plupart du temps, je suis d’accord avec
l’utilisation de ces techniques, parce que j’ai pas mal d’amis dans ce coin-là
et que je sais que dans les quartiers pauvres, les appartements sont tellement
minables qu’on partage souvent sa vie privée avec les autres autour et que ça doit être comme ça, parce que les gens
boivent et font des choses que l’on fait dans ces milieux pauvres sans se faire
écœurer. Autrement dit, le gars qui bat sa femme ne veut pas d’un voisin qui
appelle la police. Enfin, je sais comment ça se passe et pourquoi; c’est
correct et c’est normal, même si parfois c’est cruel. D’habitude, les gens
l’ont mérité.
Minute,
minute! Je sais ce que vous pensez et je commence à être tanné de votre
attitude. Certes, ma vie n’a pas grand intérêt; moi-même je me demande pourquoi
je vous raconte tout ça. Seulement, laissez-moi finir : ce sera mieux pour
tout le monde, parce qu’à ce rythme, on finira pas et qu’est-ce qu’on va faire
si on ne finit pas? Vous allez avoir l’air fin, moi je vous le dis. Là, les
attitudes de marde, ça va faire. J’ai pas à me taper ce genre de lecteurs. Non.
Et j’aimerais bien finir mon histoire, ça fait que…
Pour
en revenir à l’affaire de jetage de monde dehors des blocs de mon coin, qu’on
voudrait même pas habiter, jamais,
moi je ressemble en rien à ce genre de personnes qu’on jette. Fais chier
personne et il en faudrait beaucoup pour me scandaliser. J’suis un gars assez
ouvert d’esprit, tranquille et qui se mêle de ses affaires. Mais je suis, par
une incroyable malchance, tombé sur un psychopathe oisif, un commis assureur à
la retraite, qui passe ses journées assis sur une chaise à m’insulter dans le
corridor avec sa gang. Il va se tanner? Non, y se tanne pas! C’est ce que j’ai
cru, mais non, ça n’arrivera pas. Je suis le sens de sa vie, son obsession.
C’est
un cauchemar qui se répète jour après jour, sans fin. À ma job, partout. Faut
que je quitte la ville pour avoir la paix.
J’aurais
la vie plus facile si j’étais en prison, y’a pas de doute. Mon bloc de gens
respectables c’est pas un endroit pour moi. Y a aussi les petits bums qui me
font chier, ceux qui ont trop écouté de 50 cent pis qui ont trop vu de
films; ceux qui se prennent pour des Mach3, comme le rasoir qu‘ils utilisent.
Ça, c’est les pires baveux. Jamais mangé de claques sur la gueule et on peut
pas leur en donner : faut les supporter, c’est la loi.
Les
gens disent que nous vivons dans un monde évolué, commode, voire plaisant. Il
ne faut pas croire un mot de ce que les gens racontent. Il est impossible de
vivre aujourd’hui, voilà tout. L’Humanité est une peste, une maladie, un
mauvais sort. Sans cesse, nous sommes confrontés à des menteurs, des gens sans
discernement et sans scrupule, qui tentent de nous tromper effrontément. Car
les seules personnes que nous rencontrons sont des fantoches dégoûtants,
antihygiéniques et fourbes comme leur sale littérature. Tout ce que nous
voyons, ce sont des individus qui ont regardé trop de publicités. J’aurais pas
ce genre de problèmes si j’avais un complet Armani et une BMW : non.
J’aurais ma petite gang et j’aurais la paix.
La
publicité, je vous le jure, c’est elle qu’il faut mettre en prison.
La publicité est la littérature d’aujourd’hui,
et les gens s'exposent, suppliants comme des produits du commerce. Ils trainent
sur la grande tablette de la vie, sans dessein, en attendant de se faire
ramasser pour qu’enfin leur insipide existence prenne sens, ce qui est tout à
fait ridicule. Les êtres s’accrochent les uns aux autres et ils avancent comme
des vaches, convaincus que si plusieurs personnes vont dans un sens, c’est le
bon. Pire encore, qu’il y en a un, un sens.
Les
solitaires sont rares; je n’en connais aucun, sauf moi. Mais il m’est arrivé de
laisser des personnes s’agripper à moi, comme des produits du commerce, et ne
plus pouvoir m’en défaire. Je ne pouvais plus supporter le vide, la noirceur,
l’angoisse. Je voulais qu’on m’aime, m’attacher quelqu’un, peut-être prendre
une hypothèque et la rembourser : ça aurait été super, j’aurais eu des
raisons de me lever le matin : pour payer mon hypothèque. Suivant cet
espoir, j’ai commencé à me raser, à bien parler et je me suis même inscrit à
l’université. J’avais l’air d’un jeune professionnel dynamique, comme dans les
annonces. J’aurais pu vendre des produits du commerce avec cette façon d’être.
J’avais l’air sérieux, je sentais bon. Maintenant je pue, je parle mal et je
suis désagréable.
C’est
fascinant de voir les gens se modeler sur la publicité, y tirer cette identité
factice qu’ils se donnent, comme s’il y avait un réservoir limité de
définitions de soi possibles; comme si être soi, c’était pas assez, pas
possible. J’crois que ça toujours été mon problème : j’ai jamais été un
étudiant, j’ai jamais été un criminel, j’ai jamais été ce qu’on attendait de
moi.
Je
sais ce que vous pensez. Vous pensez que j’ai juste écrit ça pour vous écœurer.
Que j’arrête pas de vous écœurer en essayant de vous perdre à force de
digressions douteuses et que vous ne supporterez pas ça longtemps, vu la
tournure que prend l’affaire. Je ne fais
pas que vous écœurer. Seulement, j’aime bien ça.
La
publicité rend les gens désagréables et inélégants; c’est le moins qu’on puisse
dire. Toujours, y’a un gars qui a trop écouté la t.v. et qui vient vous faire
chier en puant le parfum, avec un petit chandail serré, avec sa face de sale. Osti
que le monde m’écœure.
Les
gens sont des mimes, ils imitent les récits commerciaux et ils s’imitent les
uns les autres et nous incluent dans leurs chimères, postulant que nous sommes
comme eux; ils passent du Je au Nous pour nous faire croire qu’ils sont comme
nous, au fond. Voilà un procédé tout à fait ridicule dont nous ne sommes pas
dupes.
Parce
qu’on nous dit que nous en avons besoin et qu’ils sont excellents, nous sommes
contraints de nous laisser dominer par ces produits du commerce qui ne sont pas
excellents du tout. Les gens sont comme des produits que la littérature donne
pour excellents et qui ne le sont pas; ils s’agrippent à nous tout de même, et
nous ne pouvons rien y faire. Les gens s’agrippent à nous jusqu’à ce qu’ils
nous aient anéantis, jusqu’à ce que nous puissions croire à cette littérature
qui n’est que fausseté.
On ne saurait sous-estimer les ravages de la
publicité sur l'homme contemporain. Pendant que l’humanité a atteint le plus
haut degré de décrépitude avec la publicité, les gens se pavanent comme des
biens.
Les
messages publicitaires sont les nouveaux mythes et la nouvelle religion de
l’homme occidental. Chaque jour nous sommes horrifiés de voir les gens se
vendre, suppliants, comme s’ils ne voyaient pas qu’ils sont tout à fait
inutiles et ridicules.
Dans
la mesure où toute ma société et mon temps délirent et que je veux, d’une part,
m’intégrer à ma société et, d’autre part, peindre mon temps…Je n’ai pas le
choix de faire certains compromis au réalisme contemporain. Alors je délire.
Le
pouvoir du littéraire est sans bornes. C’est pourquoi ce texte est décevant. Un
beau récit lisse, c’est mieux, plus confortant; ça donne un sens univoque. Un
texte décousu comme celui-ci confronte au chaos métaphysique, si j’ose dire, de
la réalité. Pourquoi vous voulez absolument un beau lien avec ce qui précède et
ce qui suit? Vous voulez que je vous mente, que je vous réconforte? Oubliez ce
qui précède et ce qui suit. Vous êtes là, là. Allez dans la forêt dense et
noire vous y perdre. Devenez vous-même. Si tout le monde faisait ça, le
féminisme ne serait plus nécessaire, le racisme ne serait plus : il n’y
aurait que des individus libres. C’est la société qui vous fait femme ou noir,
c’est littéraire, c’est un récit. Ça n’existe pas; libre à vous de ne pas y croire.
L’histoire, la culture, la tradition, c’est ce qui fait de l’homme un esclave.
L’histoire, la culture, la tradition, ça n’existe pas. Rumeurs d’un passé
hypothétique duquel nous n’avons aucunement à être solidaire. J’ai voyagé dans
le temps et je vous le dis : le passé n’existe pas. Rumeurs. Bavardages.
Aucun lien. Oubliez ce qui précède; ne vous souciez pas de ce qui suit. C’est
tout.
Voilà
un bel oiseau :
»l«
Les gens m’aiment pas. Ma chemise est
déculottée et je ne suis pas important. J’écris des textes décousus avec de
beaux oiseaux. C’est sûrement ce qui a poussé mon voisin à vouloir me mettre
dehors de mon bloc. Bref, je me fais écœurer et j’peux pas faire grand-chose
pour ça. C’est une sorte de délire collectif, j’sais pas pourquoi ça m’arrive.
Enfin, je sais, mais je ne comprends pas.
Pourquoi
tu vas pas lui dire, au gros cave, de retourner chez eux et de se fermer la
trappe? Parce que j’le vois pas : c’est un rat. J’entends
toujours des insultes, que je sois à mon bureau, ou chez moi, ou ailleurs
à Sharbrouke, sauf chez mes amis. C’est un enfer. Ça pourrait facilement faire
une adaptation de la pièce de Sartre qui affirme que l’enfer c’est les autres.
Ce n’était pas fou.
Mais
je vous entends brailler : on sait plus ce que tu dis, on est perdu. Bien.
Je vous racontais comment mon voisin a tenté de me jeter dehors de mon bloc. Si
vous suiviez un peu, j’aurais pas besoin de vous le répéter sans arrêt…Je ne fais
pas partie du troupeau et je déteste la logique de gang, la dynamique de l’imitation.
Sauf quand je suis faible moralement. Parfois nous nous vautrons grotesquement
dans tout ce que les récits publicitaires nous fournissent d’invraisemblances
et de sottises; jusqu’à devenir une épave suppliante, un être qui croit s’être
approprié toutes les caractéristiques d’un produit et qui est certain que nous
voulons aussi profiter de ce produit. Et quand un homme lucide et fort le
rejette, il le déteste. Ça fait une fissure dans la mythologie personnelle du
contemporain.
Constamment,
nous côtoyons des gens insupportables, tant ils sont absorbés par leur récit
publicitaire; nous sommes entourés de gens inélégants et brutaux qui ne
cherchent qu’à nous détruire complètement. Nous ne pouvons naturellement pas
prendre place dans cette distribution et épouser les récits publicitaires en
entrant en contact avec les autres; ce qui fait que le premier lieu symbolique
qui nous vient à l'esprit, c'est une boîte, où nous sommes à l’abri des gens et
de leur littérature. Mais cela est parfaitement pitoyable. Nous ne croyons plus
aux histoires. En réalité, plus personne ne croit aux histoires. En vérité, je
n’ai jamais écrit quoi que ce soit et je ne suis pas écrivain. Je n’ai jamais
pu écrire quoi que ce soit. Je n’ai aucune imagination. À vrai dire, j’ai
beaucoup d’imagination, mais je ne veux pas utiliser cette imagination pour
inventer des histoires, puisque je ne crois pas aux histoires et que je ne
saurais écrire pour quelqu’un qui croit aux histoires. Seuls les écrivains
inventent des histoires, comme si la vie n’était pas suffisamment opaque et
complexe. La réalité est la seule histoire que je connaisse et je ne veux pas
créer d’autres avant d’avoir compris celle-là, bien qu’elle soit sans doute
inépuisable, à la manière de toutes les histoires.
Et je pensai que, toute notre vie durant, nous
ne voyons personne avec qui nous puissions entièrement partager notre esprit
et, par conséquent, considérer comme un interlocuteur; mais il n’en demeure pas
moins que lorsque nous écrivons, nous ne pouvons pas nous passer de cette
illusion qu’il existe quelqu’un avec qui l’on puisse partager entièrement notre
esprit, même si cela, en définitive, est peu probable et que nous n’avons
jamais véritablement rencontré un tel esprit.
L’existence
improbable d’une telle communication constitue, naturellement, le mythe à la
base de toute littérature, et, si j'ose dire, de toute la civilisation. Nous avons la preuve de la fausseté absolue de
cette supposition quand nous observons de plus près l’économie globale des
choses qui nous entourent. Plus nous avançons et plus nous voyons que toute
notre vie durant, nous n'avons, en fait, parlé qu'à des murs et dans des puits
et que nous nous sommes toujours mépris sur ces gens qui étaient en réalité des
puits sans fond aucun. Cela saute aux yeux, pour ainsi dire.
Sans
cesse, nous discutons, nous expliquons et nous nous efforçons de communiquer
des informations qui nous semblent claires mais qui ne le sont pas du tout, en
fin de compte. Toujours, au bout d'un certain temps, nous ne pouvons que
constater que nous nous trouvons devant un mur. Nous parlons, nous parlons,
pour finalement nous rendre compte que nous parlions à des murs et dans des
ténèbres opaques. Plus nous avançons et plus nous nous rendons compte que,
finalement, nous ne faisons que jeter des informations dans un puits sans fond.
Plus nous avançons et plus nous voyons que toute notre vie durant, nous
n'avons, en fait, parlé qu'à des murs et dans des puits tout le long de notre
existence et que nous nous sommes toujours mépris sur ces gens qui étaient en
réalité des puits sans fond aucun.
Nous croyons nous-mêmes avoir compris un
certain nombre de choses et, en définitive, nous n’en sommes plus certains.
Les gens, toute leur vie durant, n‘ont fait
que renvoyer l‘écho de ce qu‘on leur a dit.
Lorsque nous demandons aux gens qui n’ont rien
à dire de dire quelque chose ils nous détestent, parce qu’ils se rendent bien
compte, à ce moment, qu’ils n’ont rien à dire et cela les blesse affreusement.
Il ne faut pas détruire les mythes que se font les gens et dont ils
s’entourent, sinon ils constatent leur infamie, celle-là même qu’ils ont passé
leur vie à contourner, jusqu’à devenir les bouffons qu’ils sont et dont nous
devons convenir de l’existence. Quiconque comprend que ces gens s’identifient
sans peine à des divinités et à des machines ultra-performantes, dont les
archétypes se trouvent dans la publicité, comprendra qu’il ne faut pas toucher
à l’univers fantasmagorique de ces gens en les mettant à l’épreuve,
c’est-à-dire en leur demandant d'émettre une parole.
Il
faut prendre très au sérieux les récits publicitaires, la nouvelle littérature
populaire, la seule vraie littérature contemporaine. Nous croyons que c'est une
bonne chose de laisser s'exprimer les gens sur un sujet, mais il n'en est rien.
L'enseignement supérieur, est prétendument le lieu où l'on constate le mieux ce
phénomène. Les étudiants ne veulent pas de liberté et ce sont des puits, ils ne
comprennent rien. Mais l'on ne s'avisera jamais de ce qu'il n'y a effectivement
pas de communication dans ces établissements. C'est pourquoi il n'y a
indubitablement aucune communication dans les soi-disant établissements
d’enseignement supérieur.
Les étudiants ne veulent absolument pas
communiquer et ne communiquent jamais et on ne peut les contraindre à
communiquer. Car l’enseignement supérieur est tout entier une comédie sans fin,
une comédie millénaire et perpétuelle dont la clef se trouve dans le mythe de la communication, laquelle n’a
naturellement jamais existé. Ce fut toujours l’imitation qui fit office de
communication. On ne fait que reproduire le Bon modèle.
C’est pourquoi nous devons nous garder de
modifier cela et de mettre un terme à ce jeu de touche-pipi traditionnel qui
consiste à produire un monologue et à en demander la restitution intégrale dans
une épreuve, ce qui évite aux élèves de se rendre compte qu’ils n’ont rien à
dire et qu’ils sont de lamentables bouffons, en vérité.
Les
jeunes lâchent l’école et le gouvernement se demande pourquoi!
Franchement : pas besoin d’un cours d’université pour savoir ça!
L’université, c’est pas assez funky, c’est tout. Tout le monde veut voir et
entendre la même chose. Mettez plus de femmes nues dans les universités et tout
le monde ira. C’est simple. Nommez-moi ministre de l’éducation, moi; je vais
vous le régler le problème! Pas difficile! Tu spinnes un c.d. de James Brown
pis tu mets des femmes tout nues. Pas compliqué! Ça prend quelque chose de plus
funky; peut-être même groovy. Mais non. On sait bien. Toutes les profs sont
habillées comme dans un couvent. Toutes ces belles femmes, avec leur petit
accent «français international», avec leur petit tailleur : tout pour nous
exciter. Quel gaspillage! Toutes ces belles femmes, tout habillées dans le seul
but de vider nos institutions. Toutes ces belles femmes ayant pour seul but de
décourager nos jeunes de poursuivre des études supérieures : c’est
inacceptable. Aucune patriote dans le corps professoral. Aucune. Voilà ce qui
me choque.
Je me
méfie des gens comme de la peste; ces gens prétendument bons, normaux et
inoffensifs. Nous savons très bien que ces bonnes gens, soi-disant normaux et
inoffensifs, sont en réalité tout le contraire et qu'ils ne cherchent qu'à nous
anéantir. Le monde est tout entier voué, corps et âme, à ces gens qui ne rêvent
qu'à notre anéantissement. Ces gens ne souhaitent aucunement que l’on modifie
leur imaginaire; la société est aux pieds de cette engeance dont le trait
culturel est, et a toujours été, l’inertie et la reproduction, le monologue
statique.
L’ensemble
du discours savant n’est qu’un immense appareil destiné, en vérité, à assurer
le rôle de masse inerte autour de différentes communautés d’évidences qui ne
relèvent que de cet imaginaire populaire, qui est un mensonge et une
supercherie éhontés. La connaissance est entièrement prostrée devant ces puits
avec qui nous avions cru dialoguer, alors qu’il n’en fut jamais rien.
L’enseignement a toujours été une fable merveilleuse, cachant le mythe d’un
rapport tout aussi fantaisiste entre les êtres. Nous devons également croire en
ce rapport qui est aussi celui entre l'écrivain et son lecteur, si d'aventure
nous prend l'envie de faire un livre, ce qui est tout à fait inepte, j’en
conviens. Finalement nous en venons à croire qu’on n’a probablement jamais
compris aucun écrivain et que tous les livres ne parlent peut-être que d’une
seule et même chose. L’altérité de leur auteur, peut-être.
Mais,
comme je vous disais, je ne suis pas un intello : ma chemise est
déculottée et mon texte est décousu. Alors je continue à vous raconter ma vie
de chien bâtard et tout ce qui s’est passé avec mon voisin cave, quand il a
voulu me jeter à la porte.
C’est
en partie pourquoi je bois tous les soirs jusqu’à me saouler et je fume, des
choses légales et pas légales, si je peux me permettre. Ça me détend. Souvent,
je suis seul et c’est ça mon problème. Quand j’invite mon ami Frankyboy chez
nous, on entend pas les voisins et j‘ai comme l‘impression d‘une certaine forme
de communication avec lui, probablement permise par le manque d‘autorité de la
parole, une parole empreinte de doutes, et par l‘individualisme sauvage du gars
qui est loin de se chercher des amis à tout prix. Je vous ai déjà dit que
j’étais un gars désagréable : lui ça ne l’impressionne pas et moi, de mon
côté, c’est ma manière d’exprimer mon affection. Je ne peux pas faire
autrement. Mais je ne vous ai pas parlé de Frankyboy. C’est un gars que j’ai
rencontré dans un bar, le bar juste à deux rues de chez nous, là où je vais
d’habitude. On joue aux cartes ensemble et on boit. C’est un gars qui boit
autant que moi, c’est-à-dire beaucoup, et qui aime se péter la face, comme on
dit. Parfois, on passe toute la nuit debout en faisant de la coke ou pas. En
temps normal, on commence la soirée au bar et au last call on va chez moi ou
chez lui et on dérape. C’est un gars très intelligent et très moral à sa
manière. Fait chier personne, sauf si. Il a du vécu, comme on dit. Au physique,
il est petit et maigre, il lui manque pas mal de dents et il a la face brochée
à force d’avoir mangé des coups de pied et des coups de poing dedans. Quand il
est chaud, il chante très fort et très mal.
La
première fois que j’ai rencontré Frankyboy, la waitress lui disait de se la
fermer, dehors, sur les chaises qu’y mettent en face pour fumer. Il a commencé
à me parler après. Il était tout déglingué, comme d’habitude, et il me
racontait qu’il faisait de la soudure à Détroit et qu’il «était saoul dur à
Détroit». Ensuite, il m’a dit que ça faisait quatre jours qu’y s’était pas lavé
et qu’il «s’en câlissait» : ce que je croyais sans peine. Il disait qu’il
avait pas de cigarettes, mais je le croyais pas à cause de sa manière de me
regarder et de fouiller dans sa poche. Me semblait que c’était un peu trop
théâtral. Mais je lui en ai donné quand même, parce que je le trouvais
sympathique, sans savoir pourquoi. Il avait l’air d’un vague bouffon, mais,
d’un autre côté, il avait cette face
toute défaite et des yeux bizarres. Je sais pas comment expliquer pour
les yeux, mais je le respectais pour ça, en premier, même si tout ce qu’il
disait ne cadrait pas avec, pas plus qu’avec sa face. Je soupçonnais que
c’était un sale et je n’avais pas tort. Le bar et mon immeuble étaient sur son
territoire. Et puis, après une discussion assez longue, tout de même, pleine de
chansons de robine et de grossièretés, je suis entré m’assoir au bar comme
d’habitude et il est venu me rejoindre. On a continué à discuter. Il dansait
sur sa chaise et il n’arrêtait pas de lever ses deux index en suivant un beat
qui était assez différent de celui des tunes qui jouaient, je dois dire, et, au
bout d’un certain temps, il s’excusait fréquemment de ce qu’il avait
fait : c’est là que j’ai compris à qui j’avais affaire.
Il
s’est mis à me donner toutes sortes de poignées de main bizarres en regardant
le «boss». Il ne me prenait plus pour un con. Tout ça remonte à plusieurs
années, mais je m’en souviens comme si c’était hier. On a joué au pool et il
m’a demandé : «À quoi tu croué toé Frank?» et j’ai répondu : «En
rien». Là j’ai vu qu’il m’aimait et qu’on avait pas fini de se voir à la manière
dont il s’est remis à jouer sans me regarder. Depuis ce temps, c’est mon
meilleur ami. En tout cas, y s’est mis à jouer jusqu’à ce qu’il commence à
faire n’importe quoi avec la blanche. Il rentrait les miennes, parfois la
blanche avec une grosse ou une petite… Bref, un type aimable. À la fin de la
soirée, à quatre heures, on a été chez lui pour continuer à discuter et après
il est venu chez nous. Il m’a dit «la plupart des gens qu’je connais et qui’te
connaissent n’ont pas c’t’opinion de toé».
J’ai jamais su de quelle opinion il parlait. J’ai juste répondu
qu’c’étaient des cons. Il m’a offert de me rendre service, mais j’ai refusé. On
a fumé en écoutant L.A. Woman. Il est sorti de chez nous en avant-midi,
je sais pas exactement à quelle heure.
Toujours
est-il qu’on s’est revus assez souvent, même si son numéro de téléphone marche
pas, parce que sa mère filtre les appels, même s’il a cinquante ans, et qu’elle
me prend pour un Hells. Elle m’aime pas. D’habitude les mères de mes amis
m’aiment pas, c’est pas la seule. En plus de ça, Frankyboy passe à peu près une
semaine sur deux en prison, ça fait qu’il ne retourne pas ses appels souvent.
C’est un gars de même, il est wild. C’est le gars le plus sauvage que j’ai
jamais vu, mais je l’aime de même. Moi aussi je suis assez wild par bout.
En
tout cas, souvent, quand j’allais au bar dont je parlais, Chez Tommy, je le
rencontrais. Il arrivait comme ça et on jasait. Me racontait toujours ses
histoires de pété, il s’excusait d’être si «méchant» et il disait que c’est pas
sa faute. Je le crois. Il a fait des choix et il ne peut plus retourner en
arrière. Je pense pas qu’il regrette tant; s’il n’avait pas fait ce qu’il a
fait, il se serait détruit lui-même, comme y dit. Chaque fois qu’il n’a rien à
faire, il se pète la face avec toutes les drogues qu’on puisse imaginer et il
dit souvent qu’il était en train de se détruire avant de revenir de Détroit,
sauf qu’il dit toujours ça Chez Tommy, en buvant comme un porc. On dirait, à le
voir si maigre, qu’il est malade ou qu’il va tomber à terre, mais y peut
étamper trois ou quatre gars sans problème. D’habitude il dit qu’il sort de
prison. Ça se peut, mais je pense plus que c’est une excuse facile pour pas
avoir de comptes à rendre à personne. J’ai peu à peu compris pourquoi j’avais
stiké sur son regard : il l’avait de prédateur qui ne s’est jamais mis à
genoux devant personne. C’est plus que respectable. Cela dit, je l’ai souvent
vu brailler, tard, quand il boit trop. Il est pris dans tout ça; je veux dire
son personnage, ses relations, son passé et il sait toujours qu’il peut mourir
n’importe quand. C’est beaucoup de pression pour un homme et encore plus de
solitude.
Le
lendemain que je l’ai vu pour la première fois, je suis allé m’acheter du
whisky au centre-ville, parce qu’il n’y a pas de Société des alcools dans mon
quartier. En descendant de l’autobus, il y avait un paquet de gars
déglingués et louches qui disaient que quelqu’un me «considérait comme son
fils». Il poussait pas mal et je me demande encore comment un gars comme lui a
pu se reconnaitre en moi à ce point. Mais Frankyboy m’avait parlé de ses amis
du centre-ville. C’était eux autres. Il en a des amis; pas mal plus que moi.
Enfin, j’étais content d’entendre qu’il m’aimait tant, parce que moi-même je
l’aimais pas mal, même que je lui avais dit. Mais j’ai pas trainé et j’ai fait
semblant de pas entendre.
En
entrant dans le magasin, j’ai pris deux soixante onces de Canadian Club, le
moins cher, et j’ai payé. Cent piastres et quelque : du vol. Au Québec,
quand on boit, on se fait voler par le gouvernement et tout le monde trouve ça
normal. Moi j’ai toujours le goût de sacrer le feu dans’place. Mais je ne
m’éterniserai pas là-dessus.
Je me
sentais suivi et j’avais pas tort. Il y avait les amis de Frankyboy qui
voulaient me voir, c’était compréhensible, ils voulaient savoir si j’étais dans
la police, et ils le faisaient
discrètement; mais j’avais aussi les ennemis de Frankyboy, déjà, et la mafia de
snells de mon bloc. Ça me faisait pas mal de monde au cul. Voilà que ça
recommençait : j’étais de nouveau et encore un personnage, mais là pas à
peu près.
En
embarquant dans le bus, y a un caïd noir des gangs de rue, avec son escorte de
crottés pis toute, qui m’a croisé du regard. Il s’est assis en arrière de moi
et il a dit à ses amis que j’étais «un vrai bum qui regarde les gens rien que
quand qu’y le regardent». J’ai pris ça pour un compliment. Ils ont quand même
une aura ce monde-là. Je l’ai trouvé sympathique, avec son costume traditionnel
africain, sa carte de l’université, son intérêt pour la psychologie, je dirais,
et son escorte de sales. On aurait dit une sorte de prince. En sortant, un
arrêt avant le mien, il a dit que c’était moi qui «m’en v’nait» et qu’il était
content d’avoir un «ennemi» qu’il comprenait. Ça a fait ma journée, mais il
s’était trompé, je m’en venais nulle part, sauf si Frankyboy me l’avait
demandé, parce que je lui avais promis. Depuis que j’étais à Sharbrouke, je ne
m’étais fait qu’insulter et voilà que j’avais tout un paquet de monde qui
m’admirait presque, ça m’a fait quelque chose. À défaut de pas pouvoir avoir la
paix pantoute, c’était mieux que rien.
Mais
tout ça, c’est ennuyant. J’ai ouï dire qu’une secte satanique aux U.S.A. avait
l’habitude de faire des orgies en buvant des fœtus. La femme enceinte
accouchait et, eux, ils mettaient le bébé dans le blender et ils buvaient ça en
s’enculant (je suppose), ce qui est totalement honteux. Comment une femelle
peut-elle avoir un orgasme, après avoir bu son bébé et s’être fait enculer à
répétition comme ça? Et j’ai tout de suite pensé à ma mère. Longtemps, j’ai
détesté ma mère pour m’avoir abandonné et pour avoir couché aux quatre vents. Aujourd’hui
je comprends cette conasse. Elle avait droit à sa vie de trainée, comme mon
père. Mais, au lieu de ça, je l’ai jugée, comme tout le monde fait à mon égard,
alors que ma mère était une super star, une héroïne de la liberté, avec sa
chatte bien chaude, accueillante pour tous. J’admire ma salope de mère pour ça,
une véritable héroïne, avec son vagin et tout. Ne manquait que la crème fouettée.
Mais vous êtes des gens sérieux et je le sais.
Aussi je vais vous parler de littérature.
Écrire
un livre fut toujours une grotesque crapulerie destinée à susciter le monologue
des générations futures et à propager ce mythe de la communication, qui, en
fait, constitue la plus ignoble fabulation dans toute l’histoire de l’humanité.
Les écrivains se disent tous : personne ne me comprend aujourd’hui :
misons sur demain. Je suis seul à mon époque, mais ma solitude s’y limite; je
suis le frère des gens de demain et d’ailleurs, ces gens qu’on ne connait pas
et qui partagent en cela ma propre altérité face à mon époque.
Les
écrivains furent tous des imposteurs, des colporteurs du même mensonge. Les
écrivains feignent de comprendre leurs contemporains et leur époque, mais, en
réalité, ils ne comprennent rien du tout. Toutefois, en cela, ils ont peut-être
réellement compris la nature des choses.
L’histoire
de la littérature, c’est l’histoire d’une bande de lunatiques désœuvrés qui ne
veulent pas admettre qu’ils sont absolument seuls en ce monde et qui cherchent
lamentablement un interlocuteur qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais.
Ces
êtres machiavéliques ne veulent autre chose que de projeter leur esprit
détraqué au ciel et sur la terre, dans les consciences et partout ailleurs. Ils
souhaitent être le modèle qu’on imite, ils souhaitent que la nature épouse
entièrement les formes de leur esprit. Ils veulent que le vent, quand il
souffle, ne fasse que chanter leur éloge, et le soleil, quand il brille,
n’éclaire que leur propre vision, qui s’est maintenant incrustée dans tous les
racoins, partout. Ils se sont multipliés à l’infini, tout chante leur éloge,
tout converge vers eux, comme la source de cette vision sublime.
Tout
cela alors que ce n’étaient que des amateurs sans envergure. Qu’est-ce que ça
aurait été si l’un d’eux avait pu écrire un chef-d’œuvre immortel comme le mien?
J’aime autant mieux pas y penser.
Pardonnez-moi
encore cette incartade. Vous voulez sûrement connaitre les mensurations de ma
mère… Je dirais, à peu près celles de Marie-France Bazzo (mais quand on est
saoul, on n’y voit que du feu!).
Oh!
Oui! Y’a aussi l’histoire que je vous racontais!
Hé hé hé!!... Après mon passage à la S.A.Q.
Je
suis revenu chez nous et j’ai bu du whisky jusqu’à tard le soir, en fumant du
hasch à la pelle. À l’époque, je fumais 14 grammes de hasch par semaine. Ça
sentait moins fort et j’aimais ça au goût avec le whisky. J’ai sorti ma pipe et
je me suis éfouéré sur mon divan. Pour ceux que ça intéresse, le fouérage, je
suis un spécialiste; moi je m’étends les pieds sur la table de salon :
personnellement, je trouve c’est le best.
Musique,
drogue, boisson: le tour est joué. C’est
l’occupation que je trouve la plus spirituelle et la moins dégradante pour
l’être humain, de nos jours. Je pense pendant un bout, après je ne sais plus
trop comment expliquer ce que je fais. Un épais dirait peut-être que j’écoute
juste de la musique, mais je ne vous prends pas pour des caves.
On
dirait qu’à un moment donné toutes les idées se mélangent et que le temps
s’arrête : ça devient une sorte d’expérience; pour moi, en tout cas, c’est
de même que ça se passe. Là, tout m’écœure moins, le tableau redevient vide
mais tout reste pareil; ça reste d’une manière plus discrète et souterraine, je
dirais. Par exemple, je ne suis pas si défoncé que je me dis, que ma vie de
marde a changé, mais ça ne me dérange plus. Au fond, je suis peut-être zen. Je
ressens ce qui me cassait le cul encore, mais ça me semble un tout, genre que
je n’ai plus la distinction sujet-objet en tête et j’accepte de vivre dans un
monde de marde une vie de marde avec des gens qui m’écœurent et avec moi qui
m’écœure aussi. Dit comme ça, ça paraît déprimant, mais c’est pas si pire.
À
l’époque, j’écoutais pas mal The Doors
et je lisais les livres de Jim Morrison, tout en travaillant sur l’esthétique
de Nietzsche et d’un paquet de poètes fuckés du futurisme russe. Sans vouloir
trop en mettre, je dirais que ce genre de soirées m’aidait grandement dans ma
compréhension de ce type de poésie et d’essais. C’est même là que j’ai compris
un paquet d’affaires essentielles sur le plan intellectuel.
Ce qui
fait chier à notre époque c’est qu’on n’a plus d’art de vivre ni de
spiritualité. La culture, c’est devenu une affaire pour les boulangers
prospères et les caves qui pensent vraiment qu’on vient au monde avec un
service à rendre, avec une dette, avec un devoir et une utilité pour la
«société». Comme si cette gang de tarlas-là, la société, nous avait donné
quelque chose. Moi, en tout cas, je pense que ces gens-là pis leur histoire ça
se tient pas debout et je ne leur dois rien pantoute. L’être humain ce n’est
pas un moyen pour la société, c’est une fin. L’homme ne devrait pas travailler,
jamais. Je ne suis pas une saloperie de tracteur ni un crétin qui attend je ne
sais trop quel bonheur ou récompense «un coup que toute va être fini».
Pensez-en ce que vous voudrez, moi je ne dois rien à personne et je me fous du
respect qu’on devrait avoir envers les choses qui sont là, simplement parce
qu’elles ont été là avant moi. La société nous rend encore serviles. C’est pas
dur, si on veut la vraie révolution, faudra en finir avec ces conneries de
familles et de gouvernements. Qu’on foute le feu à tout ça, moi je suis capable
de me défendre et je n’ai pas besoin de personne pour me dire quoi faire. On
n’est plus des enfants.
Le
seul révolutionnaire que je respecte dans la gang de trous de cul de 1789,
c’est le Marquis de Sade. Les autres, ce sont des imposteurs, des lâches pis
des rats. La Philosophie dans le boudoir, y a tout là-dedans : des
culs, du bonheur et de l’espoir. Remarquez qu’ils l’ont mis en prison. La
société démocratique, ça sert juste à conserver les choses comme elles sont
depuis 1789. On peut pas dire. On peut pas juger. On sait jamais. Faudrait
faire une étude là-dessus. Faudrait faire une étude sur l’autre étude.
Les gens meurent cons pis une autre génération
de cons vient les remplacer. C’est de même que je vois ça. Les penseurs
républicains furent les premiers publicistes du travail et de la performance et
c’est précisément ça que nos sociétés modernes ne veulent pas changer, au
détriment de la dignité humaine.
Nous
ne pouvons plus rien faire contre cette fièvre chaude et contre cette
fabulation universelle; la littérature nous anéantit, la littérature vient à
bout de nous et nous sommes impuissants devant la littérature.
Et
nous sommes projetés dans l’espace où il n’y a rien, nous sommes totalement en
retrait, en dehors, nous sommes totalement seuls dans l’espace noir où il n’y a
rien, sauf nous-mêmes.
Et les
gens nous rejettent en dehors de leur univers fabuleux, monté de toutes pièces
par des psychopathes publicistes et des écrivains.
Et alors
nous n’avons plus aucun contact avec eux, mais nous n’en avons jamais eu, en
vérité.
Tout contact et toute relation, pour un homme
comme moi, est le fruit d’un malentendu, ou d’une ruse à laquelle nous nous
livrons par faiblesse. Aucun salut hors
des textes d’histoire, de lois ou d’actualité. Vous devez voir les choses comme
ces esprits machiavéliques, qui ont construit cet univers, vous devez devenir
ces esprits machiavéliques, vous devez imprégner votre conscience des
conceptions de ces esprits machiavéliques et laisser votre âme aux mains de ces
esprits machiavéliques. Il faut imprégner sa conscience des récits de ces
mégalomanes et de ces maniaques, pour ne pas finir complètement seul.
Quoi?
Qu’est-ce que vous dites? Taisez-vous donc.
Vous croyez peut-être que je discute avec vous
parce que vous êtes précisément cette personne que je cherchais, qui n’est pas
dans cette fabulation continuelle dont je parle. Eh bien non. Je discute avec
vous sans discuter, par pur égoïsme, je crois; oui, par pur égoïsme sans doute.
Taisez-vous.
Je vous ai déjà expliqué. C’est assez évident! Voyez ce fourbe procédé qui
consiste à passer de ce Je délirant à ce Nous inclusif. Vous êtes bien placé
pour savoir que vous ne pensez pas comme moi. Enfin j’espère. Après tout, je
suis un écrivain!
Je ne discute même pas avec vous, je ne
discute avec personne. Je parle pour mon plaisir. Je fais semblant de croire
que vous me comprenez, que vous êtes comme moi, que vous êtes ce que j’attends
que vous soyez, mais que, finalement, vous ne serez jamais et que vous n’êtes
pas.
Quoi qu’il en soit, de mon point de vue, vous
deviendrez ce que je veux que vous soyez; vous n’avez pas le choix. Je ne peux
pas rester complètement seul, je ne peux pas. Je suis même prêt à nier la
réalité, à me gaver d’illusions, pour ne pas que cela advienne. Ce récit en est
l’illustration parfaite.
Nous
disons parfois à une personne qu’elle est charmante, gentille et aimable à tous
points de vue, mais nous ne savons strictement rien de ces personnes et nous
mentons effrontément.
La nature est fermée, fermée.
Les
gens deviennent ce que nous croyons qu’ils sont, dans la mesure où tout ce que
nous disons leur convient parfaitement, de notre point de vue; le monde devient
ce que nous croyons qu’il est, dans la mesure où ça nous arrange. Nous nous
obstinons à ne pas voir ce que les gens sont, parce que, premièrement, personne
ne peut le savoir, et que, deuxièmement, ça nous arrange, car, au fond, nous ne
voulions que croire en une personne et ne plus être seul.
Nous
nous acharnons à voir les gens comme nous voulons qu'ils soient et nous
refusons d'entendre ces gens nous prouver qu'ils sont autrement, parce que nous
savons, au fond, que tout est faux de A à Z et que nous avons tout inventé par
faiblesse, en l'absence d'alternative, dans nos derniers retranchements. Nous
jouons la comédie mais nous ne pouvons pas faire autrement.
Nous nous dupons nous-mêmes, parce que nous ne
pouvons plus supporter d’être seuls, et absolument seuls, sans personne, sans
espoir, sans rien. Alors nous disons aux gens ce qu’ils veulent entendre, sans
nous soucier de la fausseté de tout ce que nous disons, sans nous soucier d'un
total manque de fondements; de la plus ridicule manière qui soit, nous
attribuons l'intelligence, la gentillesse et toutes sortes de niaiseries du
genre, qui ne veulent rien dire du tout, dans l'espoir d'un morceau de chair à
23 degrés Celsius, dans l'espoir d’être compris, dans l’espoir de parler enfin,
dans l’espoir que nos paroles soient comprises par quelqu’un. Mais rien de tout
ça n’est vrai.
Nous
voulons des frères, des compagnons, des miroirs de nous-mêmes, des singes
savants. Mais tout homme est seul au monde, mon ami; il doit devenir ce que les
gens veulent qu’il devienne pour briser cette solitude, afin d’en atteindre une
autre, pire encore.
Je me
rends compte que finalement je parle du sort de l’humanité et de conneries de
même, plutôt que de dire la vérité, à savoir parler de ceux que je connais et
de ce que je fais, parce que ça contient la seule chose qui donne de la réalité
aux objets et à la vie, les sentiments humains et l’émotion face aux choses, si
je peux me permettre. Je ne sauve peut-être pas les arbres et les koalas de je
ne sais pas où, mais je parle avec les robineux et j’ai vraiment de la
compassion parfois : ils veulent dire quelque chose pour moi, c’est pas
l’image. Je me fous des robineux en général, j’en aime quelques-uns là-dedans
et je ne salope pas les beaux endroits qui me font du bien.
C’est
ce qu’on appelle une digression.
Revenons
à nos moutons : ce que ça coûte de ne pas être un républicain enculotté
dans la vie de tous les jours! Après avoir acheté de l’alcool (beaucoup trop
cher)… Je reformule : après m’être fait voler par le gouvernement, point.
Je
suis revenu chez moi pis j’ai fumé et bu très respectablement. Vers 23h, je
suis allé Chez Tommy parce que je voulais avoir la paix, ce que je n’avais pas
à ce moment. En entrant, j’ai vu que mon gros attardé de voisin (celui dont je
vous parlais) y était déjà. Je commençais à sortir dans ce bar et les nouvelles
vont vite. Il jouait au pool avec sa famille. Il ne savait pas jouer, comme
j’avais pensé. Il était juste là pour m’écœurer, mais il n’était pas capable de
rester jusque-au last-call, moi oui, d’autant plus qu’il écœurait tout le monde
avec son air d’agent d’assurance qui insulte un gars-qui-ne-dit-jamais-un-mot-plus-haut-que-l’autre.
Ça se voyait que c’étaient des baveux pis des poissons. C’est de l’argent
pareil, même si ça vient du pire téteux.
Je
commençais déjà à avoir des amis dans la place et, graduellement, car il était
dur de comprenure, il a pris le bord de la porte. Je m’en plaignais pas. Après,
pis un peu avant qu’il parte, y’a un paquet de gars qui sont arrivés et qui, de
toute évidence, étaient de mon bord. Ils me parlaient, trippaient sur ma
musique et me regardaient comme des vieux loups. Moi je m’en suis rendu compte
parce que c’est ma manière habituelle de regarder le monde. J’aime ça savoir à
qui j’ai affaire avant d’entrer en relation. Je suis fait de même. On m’a même
dit que j’avais l’air d’un gars qui ne faisait confiance à personne; c’est
possible.
J’ai
revu Frankyboy pour la deuxième fois. Il me testait pour savoir si j’avais bien
compris qui il était. Pas de cigarettes, pas d’argent, un peu naïf; mais moi je
savais; j’avais compris ça faisait un bout et il ne m’aurait pas en faisant le
clown, avec ses trois ou quatre noms qu’il donnait à tout le monde : il
changeait d’identité à tous les soirs. Vers la fin de la soirée, on est allé
fumer dehors pis il m’a parlé comme avant. Il m’a dit son nom et il m’a aussi
dit : «Ok, J’te protège». Sans lui, je serais en prison, j’aurais pas pu
supporter de me faire harceler de même sans réagir, c’est certain. En entrant,
il m’a présenté «mes meilleurs amis» : je ne les ai jamais revus.
Anyway,
le soir, quand je suis revenu, l’autre tata, à côté de chez nous, m’attendait
avec sa gang chez lui. Aucune surprise là-dessus : il faisait toujours ça;
il me suivait même où je travaillais. Ils rôdaient sous mes fenêtres et
m’insultaient au passage. Mais ce soir-là, il a eu la surprise de sa vie.
Franky avait tenu sa promesse : ça faisait plaisir et ça faisait peur en
même temps de se sentir aussi surveillé. Il était venu me protéger avec sa gang
à lui. Moi, je ne connaissais personne d’un côté comme de l’autre. En tout cas,
le gros tata m’insultait comme d’habitude; à cette époque-là, il avait dans la
tête que j’étais homosexuel, une idée fixe. Il répétait ça tout le temps, tous
les soirs. Mais à un moment donné, il y a des gars de Frankyboy qui sont
arrivés; il en avait dehors et puis en dedans du bloc. C’est là que ça prit une
autre tournure.
Ce
soir-là, j’étais revenu à quatre heures du bar et je m’étais couché en
arrivant. Je ne faisais pas trop de cas de la gang de twitts; je commençais à
m’habituer. J’avais pas de temps à perdre : ils pouvaient dire ce qu’ils
voulaient. Ça faisait plusieurs fois que j’essayais de les voir en face, les
tatas, mais, comme je disais, ils étaient toujours en mouvement pis cachés. Je
laissais faire. Il n’y avait pas de solution et pas réellement de problème. En
plus, ça me dérangeait pas d’être homosexuel, seulement ça me dérangeait qu’il
répète ça tout le temps comme un gros psychopathe d’homosexuel refoulé,
justement.
Au
travers du paquet d’insultes qui émanait des visiteurs de mon voisin, d’autres
voix se sont élevées. Sans entrer dans les détails, je dirais que c’était
épeurant et sans équivoque. Les gars de Frankyboy lui servaient sa médecine. Ça
a pris un long moment avant qu’il comprenne ce qui lui arrivait. Il s’est mis à
brailler comme un veau. Je l’entendais. Je me suis dit : il a eu sa leçon.
Moi, je suis un gars qui aime avoir la paix et je croyais l’affaire réglée,
alors je suis sorti pour voir mes amis et leur dire de s’en retourner. Ce n’est
pas pour une blessure d’orgueil qu’on va tous se mettre dans’marde. Ils sont
partis sans que je puisse les voir : j’ai juste fermé les rideaux après
avoir été fumer une cigarette dehors.
J’avais
quasiment le goût de brailler : je n’ai pas eu d’aide souvent dans ma vie
et Franky n’avait pas trop de raisons de le faire. Après que toutes les trimbes
qui étaient là soient sortis en faisant leurs petites excuses en passant près
de ma porte, j’ai mis un cd de Louis Armstrong et j’ai fumé du hasch
tranquille, pour une fois. Il n’y a pas à dire, c’était une belle soirée. Ce
n’est pas l’alcool qui m’a réchauffé le cœur. Finalement, il y avait une
justice et plus important que tout, un ami sur qui compter.
Je sortais pas mal, pratiquement sept jours
par semaine. Ça coûtait pas mal cher, mais je me sentais chez moi quand
j’allais Chez Tommy ou aux danseuses. J’ai toujours aimé les danseuses, je leur
dis toujours qu’elles sont belles, elles me donnent de l’affection et je les
respecte pour ça. La principale raison qui me pousse à ne pas absolument
rejeter l’idée de Dieu, c’est l’existence et la beauté merveilleuse de la
femme. La vie vaut la peine d’être vécue pour cette raison : la femme.
Un
soir comme les autres, j’arrive au bar vers 21 heures et je vais à ma place
habituelle. Pas dix minutes qui passent, il y a une fille qui entre avec l’air un
peu garlo. Elle avait la démarche hésitante, le pied marin, comme on dit. Elle
était assez belle; fin trentaine, cheveux bruns; une belle taille et bien
faite. Elle s’est envenue direct à côté de moi. On dirait qu’elle m’avait
spotté tout de suite. Elle m’a vite salué;
à regardé la waitress et à demandé combien elle pouvait avoir de
shooters pour ça, qu’elle disait en pointant un tas d’argent qu’elle avait mis
sur le comptoir. La waitress lui dit, je me rappelle plus trop combien. Alors
elle a dit que «c’était correct». Alors Dominique, la waitress, lui fait tout
son paquet de shooters. La fille se met à me parler de choses et d’autres.
C’est là que j’ai remarqué qu’il lui manquait une dent en avant. Je ne sais pas
le nom de cette dent-là, mais il me semble que c’était une palette. En tout
cas, la serveuse revient mettre le paquet de shooters et prendre le paquet d’argent.
La fille m’en offre plusieurs. Je me sens toujours mal quand je me fais payer
l’alcool par une fille, mais d’un autre côté, c’est gratuit et je n’avais rien
demandé.
La
fille, après cinq dix minutes, me dit carrément, pas rapport, qu’elle veut me
sucer. Moi, je lui demande si elle est célibataire, parce que, comme je l’ai
dit, je suis un gars qui aime avoir la paix. La fille me répond que non, après
elle me dit que oui, et entre-temps, elle me dit qu’elle a à peu près quatre
enfants et qu’elle est à bout de sa vie. En fait, je ne savais pas plus, mais
je croyais bien qu’elle avait un chum. J’étais pas sûr. Mais la fille était
très énervée. Elle voulait que je boive. Elle n’arrêtait pas de me dire que je
tétais ma bière et elle me fourrait un shooter dans la face à tout bout de
champ ou elle remplirait mon verre. Mais, bon, je trouvais qu’elle avait de la
personnalité et qu’elle était pas pire pareil.
Elle
m’a ensuite presque traîné dans les toilettes des femmes. Elle s’est mise à se
tortiller et à me pogner la queue. Moi, j’ai jamais eu de difficultés
érectiles, comme on dit. J’étais bandé comme un cheval. Elle me frenchait comme
une cochonne. Personnellement, j’aime mieux ce genre de filles-là, en général;
ça sait s’amuser et ça empêche pas les autres de le faire. Mais voilà, quand
j’ai été sur le point de concrétiser certaines choses, bah elle a trouvé ça
«mal», tout d’un coup. Moi j’ai laissé faire, mais il m’a fallu un moment avant
que je puisse sortir de là-dedans.
On
aurait dit que la fille était sur le speed ou sur la poudre. On est retournés
au bar. Elle continuait à parler, encore à côté de moi et elle m’ostinait sur
toutes sortes d’osties de niaiseries. En tout cas, elle continuait de me
bourrer de bière, alors je parlais aussi, même si elle commençait à me taper
sur les nerfs. Je lui ai expliqué pourquoi il y avait une pièce libre dans le
bar. Je lui ai dit que c’était pour avoir plus de machines à loterie. Mais
elle, sans prendre le temps de m’écouter jusqu’à fin de ma phrase, elle s’est
levée en disant que ça se pouvait pas, ça se pouvait pas.
Un bon
deux minutes qu’elle a gueulé. Je la laissais faire; à partir d’un certain
moment, je n’essayais plus de lui expliquer «c’que j’avais vraiment dit». Elle
s’est calmée. Un peu après, il y a deux ou trois gars qui entrent et qui me
regardent. En passant, ils vont saluer la fille en lui soulignant lourdement
que son chum allait revenir et que ses enfants étaient à’maison. Je suis allé fumer, les deux gars étaient là.
Je leur dis que s’ils voulaient pas que la fille fasse de gaffes, fallait
qu’ils la surveillent, parce qu’elle était chaude. Là, ils ont commencé à me
chercher en me demandant si j’avais fourré leur belle-sœur et en me donnant de
la marde. J’ai dit que non et quand j’ai vu qu’ils ne voulaient rien savoir,
j’ai demandé c’était quoi leur osti de problème. Là, y en a un des deux qui est
rentré en me disant de faire attention, parce que l’autre gars qui m’écœurait
était comme son petit frère et qu’ils allaient m’en crisser une. Je me suis mis
à discuter fort avec l’autre et juste quand on s’est mis à se taper dessus, la
fille est sortie, elle a engueulé son épais de beau-frère avant qu’il entre, en
sacrant, rejoindre l’autre baveux.
J’étais
complètement chaud et j’ai dit à la fille de dégager d’à côté d’moi et de
rejoindre sa gang, parce que j’allais leur régler ça. Elle est allée les voir
et j’ai plus eu de nouvelles. Les deux gars sont partis par la porte d’en
arrière avec trois ou quatre grosses bières et la fille est partie avec eux. Ça
me fait toujours chier des affaires de même, mais faut dire que ça arrive
souvent et que parfois il n’y a aucune raison. Mais je m’en tire bien; un bout
je ne savais juste pas pourquoi tout le monde voulait «m’essayer». C’est de
même que ça marche, faut croire.
J’ai
passé pas mal de temps Chez Tommy, je n’aimais pas être chez moi, avec la gang
de caves qu’il y avait là. J’aimais mieux payer et faut dire que j’étais bien
là-bas et que j’aimais le monde. C’était une place à mon goût. Il y avait de la
musique, de la drogue, de la boisson et du bon monde. Au moins, quand les gens
étaient antipathiques je le savais et il fallait qu’ils m’écœurent en pleine
face. Ça prend des couilles pour faire ça et je savais à qui j’avais affaire,
donc…
Plus
tard, j’ai revu la fille; cette fois, elle voulait de la protection contre un
gars à qui elle devait de l’argent. J’ai revu aussi les deux beaux-frères et
nous sommes amis maintenant. Mais vous vous demandez sûrement quel genre de
personnage je suis devenu pour le monde de Chez Tommy, parce que c’est ma
malédiction. Je dirais un gentleman.
En
réalité, je deviens de plus en plus fou, chaque jour davantage, et j’aime ça.
Rester en marge, dans le vide, c’est être anormal, être anormal c’est être
différent de la majorité et la différence, la société moderne ne la tolère
plus. À une époque, j’aurais peut-être
été un philosophe; à une autre, un excentrique, mais aujourd’hui, il est plus
probable que je sois un fou. C’est bien
le problème avec notre époque, les artistes ne peuvent développer leur plein
potentiel.
Oui,
penser autrement, ce n’est absolument pas normal, en effet, mais qu’est-ce que
la normalité a d’aussi extraordinaire? En quoi est-elle plus souhaitable? Le
bon citoyen, bien castré, qui n’a d’autres rêves ou aspirations que de gagner
sa vie honorablement, esclave des princes du capitalisme. Le récit larvaire de
la normalité.
Le jour, je travaillais longtemps à mon
bureau. Je dirais que la plupart du temps je faisais neuf, dix heures, parfois
jusqu’à quatorze. Je mangeais dans mon bureau et j’aurais dormi là si j’avais
pu. Je savais que ça faisait chier toute la gang de mon bloc : ils
devaient sortir, s’habiller et tout pour venir m’espionner jusque sur le campus.
J’ai tenu mon bout. Un temps, il y avait toujours un tas de chars qui passaient
sous les fenêtres de mon bureau. C’étaient eux, les caves. Pas capables de
suivre quelqu’un sans se faire remarquer.
Je ne
lis presque plus. La seule littérature qui m’intéresse, c’est les histoires que
les gens me racontent un peu partout. Parfois, Chez Tommy, je passe la soirée à
écouter le monde. Quand j’attends le bus, j’en profite pour piquer une petite
jasette avec des passagers, la plupart du temps des traîneux d’autobus. Il y a
tout un paquet de gens sur le b.s. qui se promènent en bus toute la journée
pour ne pas rester chez eux, phénomène que je comprends très bien. Il y en a
qui sont chums avec tous les chauffeurs. Ces gens-là, c’est pas des personnes
pour parler de littérature ou d’autres choses du genre, mais, à force, ils en
viennent à savoir toutes les histoires de tout le monde et ils n’ont pas de
pudeur quand ils parlent d’eux-mêmes. C’est comme une petite histoire du
Québec, en marge des récits institutionnels faits par les savants, mieux
nantis, dans leur bulle. J’ai toujours aimé la sincérité, même si ça peut me
nuire ou être chiant à entendre des fois.
Donc
reprenons. Après une journée de travail, je suis revenu chez moi assez tôt,
vers 17, 18 heures. Je me suis ouvert une grosse bière forte. J’ai ouvert la
radio. J’ai fumé une pof et je me suis endormi. Je n’avais pas mangé de la
journée, mais je n’avais pas faim. J’ai regardé des photos de mon fils et de
mon ex avant de partir dans les vappes. Je n’ai pas dormi longtemps, mais ça
m’a fait du bien. Je ne suis pas sorti non plus. Je me suis levé vers 23 heures
et j’ai continué à boire, bien éfouéré. Il y avait moins de monde pour
m’écœurer tout à coup.
Je me
suis couché à sept heures du matin, ben paqueté, et je me suis levé à 10 heures
pour aller travailler. Même si j’avais confiance en Frankyboy, je me disais
qu’il pourrait me faire marcher avec son histoire de protection si jamais il
arrivait quelque chose et ça me faisait chier un peu. D’autant plus que j’avais
attiré l’attention et que je n’aime pas ça.
Par la
suite, j’ai repris mes habitudes. À tous les soirs, je partais à huit heures et
j’allais boire Chez Tommy jusqu’au last call. J’ai rencontré pas mal de monde,
le problème c’est qu’il y avait un tas de ce monde-là qui ne m’aimait pas. Moi,
il y a juste les boss qui m’aimaient et la plupart des gars qui étaient venus
chez nous pour faire le ménage, ils ne faisaient qu’écouter les boss. Ça les
frustrait que je ne veuille pas leur parler. Ils pensaient qu’en venant m’aider
malgré eux, on allait devenir de grands amis. Peut-être même qu’ils pensaient
que j’entrerais dans leur gang. J’sais pas, mais j’en ai jamais eu l’intention.
C’est
comme ça que ça marche, chaque bar a son boss, chaque boss a sa gang et c’est
eux qui font la loi pour ceux qui trempent dans des affaires pas correctes ou
qui achètent assez de drogue pour mériter une protection. Ils essayaient me
faire croire que j’étais un «king» ou un «caïd». J’allais pas me laisser avoir
avec leurs comptines. La plupart des criminels sont des personnes isolées. Un
jeune d’une famille pauvre ou n’ayant pas de famille sautera tout de suite sur
l’occasion d’avoir une famille de substitution, avec de l’argent et une
certaine forme de valorisation. Faut pas juger ça. Ces mêmes personnes n’ont
rien connu d’autre et ils ont du cœur pour la plupart. Ils se protègent et
s’aident dans un univers, disons-le, impitoyable. Pas question pour moi.
J’avais un ami : Franky. Point final. Et il aura toujours mon respect et
ma gratitude. Un ministre ou un policier ne m’aurait même pas aidé.
Donc,
pendant un temps, j’avais tout un tas de ces gars-là au cul, en plus des
autres. Je savais qui m’avait aidé et le reste je m’en torchais. Étant donné la
situation, je trainais mon couteau au cas où, mais personne ne m’a sauté
dessus. Moi, un personnage dans le monde criminel. Le boutte du boutte. Je
crois que je faisais revivre les années soixante-dix à une couple de vieux
riders et qu’ils m’aimaient pour ça. Je sais pas.
J’en
avais tellement ma claque d’être le centre d’attention que je suis parti une
couple de jours voir des amis à l’extérieur. J’ai pas fait grand-chose avec eux
qui sorte de l’ordinaire. J’ai pris le bus avec pas mal de pot et j’avais peur
que ça sente, mais finalement je me suis rendu. C’était dans une petite ville
où j’avais habité, à deux trois heures de route, dans le Nord. J’y connaissais
pas mal de gens mais j’avais surtout le goût de relaxer, alors je suis resté
chez un ami et on a bu et fumé relax.
Quand
je suis revenu à Sharbrouke, j’ai rencontré à peu près quinze chars de police.
Ça faisait un bout qu’ils me tournaient autour. À toutes les fois que je
sortais pour aller travailler, il y avait toujours un char de police qui
passait. Parfois un truck avec les sirènes, juste au moment où je traversais la
rue. J’étais suivi.
Au retour,
en débarquant de l’autobus voyageur, il y avait un gars qui m’attendait. Un
gars de ma gang, si on peut dire. Ma «watch» : celui qui m’observait pour
voir quel genre de contacts j’avais. Paradoxalement, la police m’a sauvé de
possibles problèmes en me tournant autour, comme si j’étais le plus dangereux
criminel de la ville, moi, un étudiant déculotté. Toujours est-il que ça
faisait plusieurs fois que je le voyais, le gars, ma watch. Il me regardait
toujours, sans me parler, avec une sorte de sourire qui voulait tout dire,
l’essentiel : « J’sais que j’te fais chier mais j’suis de ton
bord pis j’fais ma job ». C’est ça que ça voulait dire. Là, il était
accoté sur un poteau, l’air relax, juste à l’endroit où je prenais le bus de
ville. Il avait l’air d’un bum genre vintage, avec les cheveux rasés pis la
barbe juste autour de la bouche. Il avait l’air d’un bon gars, d’un soldat.
C’était pas le genre de gars à faire chier ni à se croire au-dessus de celui
qui lui avait demandé d’être là. Il écoutait les ordres et il ne faisait pas de
conneries.
En
tout cas, j’ai attendu dix quinze minutes avant que l’autobus arrive.
J’ai embarqué avec le gars. J’avais pas de
problème avec lui; il ne me dérangeait pas. Quand je suis débarqué à mon arrêt,
c’est là que j’ai vu un char qui a passé
tranquillement à côté de moi. J’ai fait semblant de pas remarquer. Là, le char
de police est allé se retourner dans un parking proche et il a repassé
tranquillement dans le sens contraire. C’est là que j’ai allumé. En tournant le
coin, il y a un autre char de patrouille qui passait, et il a fait la même
affaire. Ensuite, un autre dans le sens contraire. Tranquillement. Je
commençais à avoir peur de me faire arrêter, parce que j’avais du pot sur moi
et que je savais qu’ils auraient pu inventer n’importe quel prétexte débile
pour me fouiller s’ils avaient voulu.
En
tout cas, ça a été de même jusqu’à ce que j’arrive chez moi. Il y a à peu près
quinze chars de police qui m’ont croisé et j’avais même pas 200 mètres à faire.
Clairement, je ne pouvais plus faire ce que je voulais. Fallait que j’achète
moins de cigarettes et de drogue; fallait que je fasse attention à ma musique;
il ne fallait pas donner d’occasions. Je ne comprenais pas. C’était soit pour
moi ou pour quelqu’un que je connaissais, mais probablement pour moi.
Deux
trois jours plus tard, j’ai reçu un appel de la police. C’était une lieutenant
ou une sergente, je ne sais pas quoi, qui m’a appris que j’étais en état
d’arrestation et que je devais aller au poste pour me faire interroger, sinon,
ils allaient venir me chercher. J’ai compris que mon trou de cul de voisin
avait appelé les bœufs. Osti de couillon. Écœurer le monde pour le fun, pis
après se cacher en arrière de la police. Il me poursuivait pour voie de faits.
Bah,
j’ai pas trop eu le choix d’y aller, au poste de police. Ils m’ont donné
rendez-vous de bonne heure le matin, juste pour faire chier, comme au palais de
« justice». Ils vous convoquent aux aurores pis on passe en fin d’après-midi,
quand c’est pas la journée suivante. Anyway, ils m’ont mis leur petite carte de
gars en état d’arrestation puis ils m’ont fait attendre. Là, la sergente est
venue me chercher. Ils m’ont fouillé et ils ont tout mis dans une boîte. Plus
tard, je les ai entendus rire à propos de ma montre. Je l’avais trouvée dans un
abribus; on ne pouvait pas l’ajuster, mais je n’avais qu’à ajouter ou
soustraire une heure pis ça faisait la job.
Donc,
ils m’ont enfermé dans une pièce avec rien pantoute, sauf des chaises vissées
au plancher, avec une table vissée au plancher, avec rien sur les murs, sauf
une trappe d’air et une pancarte qui citait la loi sur le recours aux avocats.
Pas besoin de dire qu’il n’y avait pas de fenêtres. J’ai commencé par cruiser
la sergente en lui disant que je pourrais me faire interroger n’importe quand
par des belles polices de même. Elle riait. Elle voulait surtout que je croie
qu’elle était de mon bord, comme toutes les polices; ils nous prennent pour des
caves en osti. Finalement, elle m’a dit pourquoi j’étais accusé et tout. Elle
me posait des questions claires et directes. Ça allait bien. Mais après un
bout, elle a commencé à me prendre pour un con en me demandant des affaires qui
impliquaient d’autres affaires; voyez le genre. «Comment t’as fait pour entrer
ce soir-là avec…», genre que ça implique que je sois entré et que j’aie fait
l’affaire en question. Moi, j’ai décidé de ne plus parler. J’ai gardé le
silence et j’ai demandé d’appeler un avocat. Là, la sergente, elle a changé.
Elle me disait, du genre : «J’sais que c’est toi qui l’a faite». Elle était
moins gentille subitement. Ils me prenaient pour un sale, d’ailleurs ils l’ont
dit, pendant que j’attendais mon téléphone, après qu’elle soit sortie. Ils ont
dit «C’est un sale, y veut pas parler».
Je
l’ai attendu mon téléphone, je vous le jure. Moi, je savais qu’ils me
regardaient par la caméra, alors j’ai fait comme si de rien n’était pis je me
suis étendu les pieds sur la table, pour les faire chier. Je ne voulais pas
qu’ils pensent m’avoir rendu nerveux. Ça a marché, ils étaient en tabarnak. À
la fin, ils m’ont fait le petit show d’«on sait pas si on va te garder» et ils
m’ont fait poireauter une osti de secousse avant de me laisser m’en aller. Moi,
je savais qu’ils n’avaient pas de preuves, qu’ils n’avaient rien contre moi.
Ils avaient beau fermer la trappe d’air, j’enlèverais pas mon chandail.
Finalement,
la sergente m’a remis en liberté probatoire. C’est quand même extraordinaire. Ils
ont fait ça sans la moindre trace d’une preuve, sur le témoignage de mon schizo
de voisin que j’aurais, semble-t-il, brutalement attaqué, mais qui n’avait
aucune blessure apparente… Il a fait traîner ça en longueur, le gros casse de
voisin, mais au moins j’ai pas eu à aller perdre mon temps au palais de
justice, heureusement; toute la patente a pris un an à se régler. Il ne voulait
pas pantoute retirer sa plainte débile. J’ai dû payer 200 dollars à une
organisation charitable et ils ont effacé mon casier judiciaire. Considérant
tout l’argent que ça lui a coûté, j’étais bien content; un gars de même, il y a
juste l’argent qui le blesse, qu’il regrette pis qu’il espère. En tout cas, son
plan a fonctionné : j’ai donné ma notice et je suis déménagé peu après,
avant de me faire accuser d’être coupable de la mauvaise météo ou j’sais pas
quoi d’autre.
Je voulais vivre ma petite vie tranquille,
avoir mon diplôme, cultiver mon jardin, parce que j’étais bien là-dedans. Je ne
manquais de rien, je n’avais besoin de personne dans ma vie privée. Je me
sentais libre à tous les points de vue, j’étais libre quand je fumais et que je
buvais; libre de toute cette cochonnerie qu’on nous met dans la tête : de
faire attention à ci, à ça, qu’est-ce qu’on devrait vouloir, qu’est-ce qu’on
devrait faire, ces niaiseries d’aspirations que le monde nous dit et qui nous
confinent à la médiocrité la plus crasse. Non, jamais, tu ne peux pas être
heureux et avoir la paix, t’achète ça, mais l’année prochaine il te faudra
acheter d’autres choses; tu ne peux pas manger un bon repas qui te laisse
comblé et heureux, faut que tu fasses attention à ta petite santé bourgeoise et
surtout à ton apparence. Cette incessante autopunition, ces problèmes vides et
permanents qui rendent les gens frustrés pis malheureux. Le tableau grimaçant
d’une société entièrement bâtie sur l’image et sur le mensonge, j’ai pas besoin
de pleurer dessus, même si je n’y participe pas. Je ne dois rien à personne, je
n’ai pas besoin d’apporter quelque chose à la société et je ne veux rien
apporter à la société.
Jamais je ne lèverai le petit doigt pour ces
chiens qui me servent de contemporains, jamais. À la fin, tout retournera au
soleil. L’astre insoutenable éteint, sa force dissipée, sa solitude rompue,
nous ne verrons plus rien, nous ne vivrons plus, il n’y aura plus rien, tout
sera fini. Toutes les histoires de l’homme, toute sa littérature seront
oubliées, réduites à néant. La nature sera insondable, inconnue, et l’homme, le
néant, une poussière dont personne ne se souvient et qui voyage dans un espace
sans mémoire. Il s’agit là de l’économie globale des choses, rien de plus. Les
choses sont comme ça. Un observateur objectif, en dehors du temps et de
l’espace, devrait ne voir que ça; en dehors du temps et de l’espace, devant un
plan cartésien, il n’y a rien, le néant même pas ton garage double et ta grosse
job à 100 000. Alors moi je ne me casserai pas la tête avec mes calories, c’est
pas vrai.
Tout
homme honnête, ayant un minimum de souci en matière d’élégance, devrait se faire
fou et devenir fou. Voilà, c’est décidé, je suis un ninja égyptien. Désormais,
je réclamerai mon droit d’être un ninja égyptien; j’aurai un sabre et je ferai
des bruits gutturaux; je vivrai dans une pyramide. Soyez des ninjas égyptiens,
nous nous regrouperons et nous formerons le prochain gouvernement.
Avant de finir, je dois le dire: tout est
faux, j'ai tout inventé. Ce genre de problème, la communication, l’altérité,
n’est pas incompatible avec une création littéraire, on s’en rend compte aujourd’hui.
Mais l'impasse, ici, c’est la littérature elle-même. J’ose espérer que cette brusque interruption
ne sera pas vécue avec trop de frustration de la part du lecteur. Toutefois,
nous devons convenir que, parfois, et même souvent, et même toujours, l’univers
nous laisse en plan. On croit s’être embarqué dans une grande et belle
aventure, toute notre existence est polarisée autour de cette impression,
laquelle s’effrite plus ou moins rapidement. C’est l’histoire d’une tentative
de littérature. Je suis incapable de gober qu’un esprit puisse croire en tous
ces malheureux procédés visant à imiter ce qu’il a sous les yeux, qu’il
s’intéresse à la fiction sans porter le moindre intérêt à la réalité qui
l’entoure.
Moi, je ne vois que du bavardage… pour ainsi
dire… des gens qui bavardent et qui nous racontent des sottises et des
mensonges… qui n’imitent que ce qu’ils veulent ou peuvent imiter. Pourquoi
est-ce que j’inventerais une cohésion, un sens et une finalité à cette nature
qui est belle comme elle est, qui est comme elle est, qui restera comme elle
est, et qu’on n’imitera jamais sans l’accepter comme elle est et la décrire
comme elle est, ainsi de suite. Il faudra, un jour, apprendre à apprécier
l’insignifiance des choses et de l’existence, il faudra bien, un jour,
reconnaître la beauté de cette fragmentaire existence qui est la nôtre.
Regarder au fond, une bonne fois.
L’ère de l’écrivain et de la littérature est
terminée. Nous n’avons plus besoin d’écrivain ni de littérature. La plus belle
histoire, nous l’avons sous les yeux et celui qui est le plus apte à en rendre
compte, c’est soi-même… Mon roman est peut-être décevant… il est peut-être
mesquin ou mauvais, mais il est fidèle à la réalité. Que la réalité soit
décevante, cela ne fait aucun doute pour moi, il faut accepter les choses
telles qu’elles sont pour pouvoir les comprendre et les apprivoiser, voire les
dépasser; en tirer une certaine… Revenons donc à cette fausse histoire, qu’on
en finisse.
J’avais
déménagé, mais ma réputation me suivait. Cette fois, j’ai opté pour un
appartement dans un bloc encore plus délabré. Avec des gens pas biens. Tout
cela dans l’espoir de retourner dans l’ombre et d’écrire en paix. Bizarrement,
je payais plus cher. Lorsque je suis arrivé, les murs dégoulinaient de graisse
et de saletés. Le tapis sentait la pisse de chat et il y avait des crottes
partout. C’était l’ancien loyer d’un petit revendeur de cocaïne. Cependant, les
voisins d’en haut étaient sur l’héroïne (pas de problème en perspective avec
eux). Les autres étaient des b.s. ou des criminels qui n’appelleraient jamais
la police à cause de la musique parce qu’ils cachaient du stock volé ou de la
drogue. De plus, j’y avais déjà plusieurs amis.
J’étais
redevenu un personnage public. Les odeurs de drogue, la musique, ça faisait que
le monde me trouvait bizarre. Est-ce que j’étais un criminel dangereux, un
killer qui pouvait citer du Shakespeare
en vidant son gun sur un pauvre gars qui l’a regardé de travers? Un caïd
de la drogue solitaire qui se cachait de je ne sais pas qui? Un légume qui
était tellement drogué qu’il ne pouvait plus faire rien comme tout le monde? Un
fifi, qui restait tout le temps seul par peur de la société et des femmes? Non,
on peut pas être tranquille dans ce bas monde. Les nouvelles vont vite dans les
quartiers pauvres; il y a tout un tas de personnes qui ne travaillent pas et
qui surveillent, c’est la police des pauvres, la gang. Une personne
potentiellement dangereuse ou simplement antipathique pour un boss sur le b.s.
peut se faire jeter dehors du quartier. Personne ne peut échapper à la sentence
un coup qu’elle est tombée. Ils vont t’écœurer jusqu’à temps que tu crisses ton
camp du coin, du territoire. Faut faire très attention à son image, encore une
fois, il s’agit d’un saut d’humeur d’un boss chaud ou malade pour que ta vie devienne un osti d’enfer. Je
suis peut-être le seul qui a résisté à la gang après avoir été écœuré. Souvent,
les étudiants quittent l’Ouest pour le quartier nord, plus riche et plus
tranquille, mais dans l’Ouest, si tu n’agis pas comme les autres, ils prennent
eux-mêmes les choses en charge, pis lire, je l’ai dit, pour eux autres, c’est
tapette, facque.
On
pourrait penser que ça faisait mon affaire d’être une sorte de boss, de faire
peur à tout le monde, mais ce n’était pas le cas. Dans l’Ouest, comme partout
ailleurs, le monde veulent avoir la peau du boss et quand je sortais, il y
avait toujours un gars qui voulait m’essayer, c’était tannant. Je ne savais
plus quoi faire pour redevenir anonyme.
J’allais
souvent écouter le hockey chez des amis sur le b.s. que j’avais rencontrés Chez [F1] Tommy.
C’était un couple. Tous les deux dans la cinquantaine. Le gars était alcoolique
au dernier degré, la fille était toxicomane, suicidaire pis gravement malade;
elle ne sortait pas de chez eux, à cause de sa maladie, et elle fumait du pot à
longueur de journée assise dans sa chaise. Le gars venait du coin, la fille
était Indienne; elle s’appelait Jo[F2] .
J’aimais bien ça aller prendre un coup avec eux autres. C’était devenu comme
mes parents, ils me faisaient à manger, moi j’allais leur déboguer leur ordi et
remplir leurs papiers, parce qu’ils ne savaient pas trop lire ni écrire. Moi,
j’étais trop lâche pour cuisiner. Des fois, quand j’arrivais de bonne heure le
matin chez nous, j’appelais Jo[F3]
pour[F4] [F5]
lui parler de ce qui m’arrivait. J’allais souvent prendre un café à sept heures
du matin, encore complètement dans les vapeurs. J’aimais ça parler avec Jo,
elle n’avait plus de mémoire ni rien, elle était toujours fuckée, mais elle m’aimait
bien et, je suppose, qu’à quelque part j’avais besoin d’amour.
En
plus, je me suis toujours senti responsable d’elle parce que c’est moi qui lui
avais vendu de la drogue la première fois[F6]
et[F7] [F8]
qui[F9]
lui avais fourni ses premiers contacts, alors qu’elle avait arrêté de consommer
depuis plusieurs années. Je n’avais pas anticipé qu’elle puisse avoir un grave
problème; elle fumait beaucoup trop, elle s’endormait à tout bout de champ,
n’importe où, au téléphone, debout devant le frigidaire. Elle disait des
affaires qui n’avaient pas de sens, des collages d’histoires hors contexte, des
inventions, des divagations superstitieuses, c’était vraiment désarmant.
Toujours dépressive, suicidaire, incapable de faire le deuil de sa santé et de
sa vie, en général, je dirais. Voilà qu’elle avait cinquante ans passés,
toujours sans rien dans le frigidaire, dans’pauvreté la plus crasse avec aucun
espoir que son mari aille travailler ou qu’elle puisse le faire elle-même.
Endettés jusqu’au cou, ils se devaient le cul pis les dents, des sommes qu’ils
ne pourraient jamais rembourser, à cause de la grosseur du montant, mais aussi
parce que chaque cenne passait direct dans la boisson et dans la drogue, les
seuls moyens pour eux d’avoir un peu de paix et d’espoir. Ils faisaient deux
semaines avec leur chèque, pas plus; après il ne restait plus rien dans le
frigidaire pis dans les armoires; là le gars appelait sa mère pour avoir de
l’argent ou bien ils s’essayaient avec moi.
C’est
l’idée que j’avais d’eux à ce moment-là. J’avais confiance. Je voulais les
aider, je leur cherchais de la job, je croyais qu’ils étaient dans cette
situation par malchance. Ils manquaient de bouffe, j’appelais les banques
alimentaires. Ça m’a fait voir de proche la vertu, un gros tas de merde bien
enveloppé. J’ai appelé tous les organismes de charité et aucun, aucun, n’a
voulu les aider. Fallait qu’ils aillent au CLSC, pour se rendre éligibles. Ça
fait trois quatre jours que t’as pas mangé, pis y peuvent même pas t’envoyer un
sac de macaronis en attendant que t’ailles au criss de CLSC. Du monde affamé, à
pied, illettré; faut qu’y remplissent un paquet de papiers; faut qu’ils aillent
chez le médecin (ce qui relève du miracle au Québec) et en plus, l’osti de
médecin y charge 20$ pour remplir chaque papier alors que t’as pas une criss de
cenne pour manger. Cherchez à comprendre. Toute une osti de gang de crottés les
osties de banques alimentaires, comme tous les organismes à morale judéo-chrétienne.
Les bonnes gens c’est ça. Félicitations pour votre beau travail. Finalement ça
coûtait plus cher d’avoir de l’aide d’une banque alimentaire que de faire une
épicerie.
Ça m’a
pris un certain temps avant de comprendre qu’ils me prenaient pour un poisson.
Plus ça allait, plus je devais m’en occuper, les dépanner. Malgré tout, on
avait quand même du bon temps. On allait à la pêche, on mangeait sur le bord de
la rivière, on se faisait un petit feu avec du bois de cerisier. Tout est bon
sur du bois de cerisier. Quand il faisait chaud, j’enlevais mon chandail pis je
rentrais drette dans la rivière, en culottes courtes. On voyait les poissons se
promener. Mais ça n’a pas pris longtemps avant qu’ils s’organisent pour que je
leur paye tout. Moi, comme je disais, je me sentais un peu responsable. Je
voulais les aider, qu’ils soient heureux, qu’ils sortent de chez eux et qu’ils
fassent une activité. De mon bord, même si j’aimais ça aller à la pêche tout
seul, je n’haïssais pas ça d’avoir de la compagnie, une fois de temps en temps.
Je ne
connais pas grand-chose de plus satisfaisant que de manger son propre poisson.
Parfois j’y allais seul, le soir, quand la truite saute; je me faisais un feu
pis je m’asseyais au bord de la rivière.
Des fois, je ne pêchais même pas, je faisais juste regarder la rivière, le
reflet du feu. Au bout d’un certain temps, Jo pis son chum ont commencé à
ambitionner, c’était absurde. Je payais tout, tout le temps, et graduellement
ils ont perdu toute gratitude, tout respect. Ils me reprochaient de ne pas
assez partager les vers que je payais moi-même, de ne pas partir assez de bonne
heure, de ne pas payer la bière… J’ai commencé à allumer, mais quand même, je
ne voulais pas voir ce qui se passait. Étant donné mon caractère, je suis comme
porté à me projeter sur les autres et, moi, quand on me rend service, je
n’oublie jamais. Cela dit, ils ont fini par se séparer et j’ai été assez cave
pour les déménager avant qu’ils m’envoient chier carrément. Le nouveau chum à
Jo voulait que je lui paye la traite au whiskey, sous prétexte qu’il m’avait
aidé à déménager sa blonde…
Il y avait un gars qui vivait dans mon bloc et
qui s’était fait crisser dehors. J’ai arrangé ça entre eux, je me suis dit
qu’en hébergeant le gars, temporairement, ça leur donnerait un peu d’argent.
Les deux avaient passé par là, mais pour être bien sûr qu’ils ne crossent pas
le gars que je leur envoyais, je leur ai dit que c’était un service qu’ils me
rendaient. Deux, trois jours plus tard, le gars de mon bloc est venu cogner
chez nous à trois heures du matin. Il était en tabarnak, les deux sales
venaient de le mettre dehors en lui volant son dernier cent piasses.
Évidemment, il croyait que j’étais de mèche avec eux, qu’on s’était partagé
l’argent et j’ai passé proche d’avoir pas mal de trouble avec ça : le gars
voulait me casser la gueule. Jo pis son chum m’appellent encore une fois de
temps en temps; Jo voulait que je fasse son rapport d’impôt pis que je plogue
son chum à la FTQ, comme si je pouvais faire l’un ou l’autre, pis pour me téter
de la boisson; son ex voulait aussi que je lui passe de l’argent. C’est beau
l’être humain.
Le
soir, je pensais à ça et je faisais face au vide. J’avais l’impression
maintenant de comprendre ce que Nietzsche voulait dire quand il parlait de
l’air glacial des cimes, quand on ne croit plus en rien; cet espace trop
immense de liberté qui vient quand on a foulé aux pieds les fondements de
toutes les valeurs, de tous les mythes et qu’on se retrouve devant la
nécessité, l’obligation, de se réinventer, sous peine d’une perte totale de
sens. J’avais l’impression d’être au bord du précipice.
J’ai
beaucoup pensé. J’ai songé a une existence de façade, plus conventionnelle. Au
bienheureux abrutissement du travailleur manuel. De plus, je m’ennuyais des
gens d’usines : J’ai travaillé dans une shop pendant trois ou quatre ans.
J’aime le monde spontané, qui parle fort, qui boive beaucoup; les démesurés,
trop vivants pour avoir passé à travers des études. Ça aurait été un moyen pour
moi de les retrouver. Mais j’aurais dû abandonner mon secret espoir de trouver
une solution intellectuelle à ma vie de merde.
Je
crois que mon désir d’écrire a longtemps été un espoir d’être entendu et de
faire entendre les gens qui pensent comme moi. Finalement, la littérature
n’aura été pour moi que la recherche, le fantasme, d’une voix absolue, celle
que l’on écoute universellement; peut-être sans la comprendre mais pas sans
l’entendre.
Souvent,
voyez-vous, je me dis qu’on ne peut m’obliger à être autre chose que moi-même.
Je puis tout à fait faire abstraction des récits de nos institutions et des
publicistes. Mais au final, ça sera le récit de la police de Sharbrouke qui
définira mon identité sociale.
À la
lecture de Tacite, vous avez sûrement percé à jour le mystère de la gravitas romana. Il nous avait toujours semblé que les deux grands penchants
de cette civilisation étaient hautement contradictoires, sans pourtant être
parvenus à une séparation complète au cours de l'histoire. D'un côté, cette
gaîté insouciante de l’impératrice Messaline, de l’autre, la gravité de Claude.
J’ai
longuement songé à ceci, jusqu’au moment où j’ai compris, par la posture de
Tacite dans ses Annales, le secret de
la culture romaine, son charme et sa beauté, malgré sa platitude et sa
sécheresse orgueilleuse. Tacite ne croyait pas à l’histoire et il s’adressait à
un lecteur qui ne croyait pas à l’histoire. Tacite montre bien que l’histoire
est fausse, que les lois, la justice et la politique n'ont aucune part aux
événements. Les actions et événements qui ponctuent l'histoire romaine n'ont
rien à voir avec l'application des idées juridiques, politiques ou
philosophiques. Ce ne sont pas les récits institutionnels qui véhiculent une
vision vraie de l’histoire et de la réalité.
Ce que Tacite montre, c'est la faillite de
l'esprit grec devant la nature, qui ne sera jamais que le domaine du
particulier, de l’action, qu’aucun modèle ne peut réguler sans la nier. Le
monde que Tacite décrit est un monde où on se raconte des histoires que l’on ne
croit pas, mais dont on ne peut se débarrasser. Tacite et son lecteur savent
bien que la condamnation d’un grand homme ne résulte pas de sa faute devant la
loi, mais de tractations occultes et des caprices d’un seul; mais les gens
n’ont jamais voulu avouer que tout est arbitraire. C’est pourquoi Tacite se
situe toujours simultanément dans les coulisses et dans les récits juridiques
et politiques qu’utilisaient ses contemporains.
Depuis
cette époque, une grande quantité d’écoles littéraires et artistiques
soulignent lourdement que l’économie des choses n’est que rarement apparente et
proposent chacune un ensemble de causes véritables pour expliquer la nature.
Mais voilà qu’aujourd’hui nous avons atteint un tel degré de brutalité que nous
ne voyons plus cela, que nous nous trouvons coupés absolument de la nature par
les récits publicitaires et une littérature de décodage universitaire. Ce qui
rend le tout parfaitement dégoûtant, c’est que ce brouillage culturel nous
réduits tous à être des bouffons et à écrire des textes ridicules, parce que
nous sommes complètement seuls.
Contrairement
aux Romains, nous ne savons plus que nous ne sommes que des acteurs. Les
Romains se savaient condamnés au jeu; cette prise de conscience tragique
explique la gravitas romana, qui n’est autre que la
conscience de l’échec, du mensonge et de la faillite totale du genre humain
dans ses aspirations intellectuelles.
L’existence
du Romain était un mensonge, une comédie.
Malédiction!
Mais, à la suite de l’écriture de ce récit, je me rends compte que j’aurai
piégé tout le monde à son propre jeu en faisant de ce personnage que je suis
supposé être un vrai personnage dans ce récit ! Je les aurai dupés ! J’aurai
fait d’eux des personnages de mon univers !
Mais
personne va lire…
Une longue soirée s’annonce; je mets mon cd de
Scriabine et je me roule un pétard. Voilà que je suis devenu une loque humaine,
que je me dis. Mais non, tu es intelligent, tu réussis bien, que je me réponds.
Bah, qui sait, je pourrais être comme un certain type de personnes, ce type… Il
me vient une image archétypale d’artiste-enculé-de-gauche et je frémis.
Heureusement, la drogue commence à faire effet, je lève le son dans mes
écouteurs et j’allume mon ordinateur, avant de ne plus pouvoir le faire
efficacement et hygiéniquement. Je mets un film porno dont je regarde le reflet
sur la vitre de ma bibliothèque, à côté du téléviseur. Je me dis que la
pornographie devrait avoir le statut d’art et que certaines œuvres devraient
être institutionnalisées. Pendant que je songe à la beauté du corps humain dans
d’autres civilisations, il me vient encore, avec évidence, l’idée que James
Bond a toujours le fusil à l’air, mais je fais comme si je n’avais rien pensé.
J’étais
dans un état d’hébétude profond, le piano de Scriabine m’élevait, me portait et
me faisait chuter avec lui dans des profondeurs étranges. J’étais comme emporté
par les remous inquiétants d’une mer furieuse. Comme d’habitude, la réflexion
théorique me tentait, rendu-là. Je me disais que le corps nu, exposé à tous les
regards, l’esprit aliéné par la jouissance reflétait une grande vulnérabilité
que je trouvais belle et, pour ainsi dire, universelle. Les catégories
kantiennes allaient suivre, mais, je ne me souviens plus très bien de ce qui
s’est passé, après ce moment-là.
[F5]OUI,
MAIS JE CROIS QUE TU NE L’AS JAMAIS NOMMÉE AINSI, D’OÙ LE DOUTE. DONNE AU MOINS
SON NOM PLUS HAUT